À Sarajevo, les murs fleurissent et le street art tisse des ponts
L'artiste de rue bosnien Kerim Musanovic apporte les dernières touches à sa peinture sur l'ancienne piste olympique de bobsleigh du mont Trebevic, près de Sarajevo, le 26 mai 2025. ©Elvis BARUKCIC / AFP

À Sarajevo, le street art s'impose comme langage visuel commun dans une société encore marquée par les divisions de la guerre. De plus en plus d'artistes investissent les murs de la capitale bosnienne, transformant friches et bâtiments abandonnés en toiles engagées ou poétiques. Entre héritage ottoman, cicatrices du siège et vestiges olympiques, fresques et graffitis fleurissent, portés par une génération en quête de dialogue et de liberté.

Du caravansérail ottoman à la piste olympique de bobsleigh à l'abandon, Sarajevo voit fleurir sur ses murs fresques et graffitis, et avec eux l'ambition de jeter des ponts au-delà des diatribes nationalistes.

Le street art «c'est ouvert, c'est pour tout le monde», résume Kerim Musanovic, bombe à la main. Le trentenaire peint des baleines violettes XXL, des dragons flamboyants, autant de thèmes aux antipodes des «mauvaises nouvelles».

«Je ne choisis pas des thèmes politiques», mais une peinture «positive» devant laquelle «vous ne réfléchissez pas trop», dit-il quand ailleurs dans ce pays des Balkans s'affichent tant de tags du groupuscule néonazi Combat 18 ou des portraits de criminels de guerre que des oeuvres à l'effigie de David Bowie ou du rocker bosnien Davorin Popovic.

Loin des tensions dans cette Bosnie post-conflit divisée en deux entités autonomes, la Republika Srpska et la Fédération croato-musulmane, Kerim aime s'approprier des lieux abandonnés à l'architecture atypique ou à l'histoire intéressante: un ex-repaire de snipers ou les courbes de la piste de luge devenue haut-lieu du street art, dans l'écrin de pins du mont Trebevic.

Adrénaline

Frenkie a fait ses armes de graffeur en Allemagne où il a grandi, puis à Tuzla (nord-ouest de la Bosnie) notamment lors d'une «nuit folle» à taguer un train flambant neuf qui assure une liaison avec la Croatie et lui vaut de terminer au poste.

La situation était alors encore un peu tendue, dit le quadragénaire: «Ils ont pensé que c'était peut-être quelque chose de politique. Mais ce n'était pas le cas.»  La politique «n'avait pas d'importance», seul comptait de «faire que la ville vous appartienne».

Avant eux en Croatie, un dénommé Lunar a notamment cofondé l'un des premiers collectifs de graffeurs d'ex-Yougoslavie, YCP, alors que dès les années 1970 les graffitis de New York infusent auprès de la jeunesse citadine.

Pendant le conflit intercommunautaire (1992-1995), des graffitis-palimpsestes du siège éclosent à Sarajevo, comme ce "Wall" inscrit non sans humour sur un bloc de béton qui protégeait les civils des tireurs embusqués, en référence aux Pink Floyd.

Frenkie raconte avoir être happé adolescent par cette «adrénaline». «C'est une sorte de double vie: le jour, on va à l'école et on fait des choses normales, puis la nuit, on sort pour peindre.»

«Au départ c'était juste pour s'amuser avec les amis. Puis c'est devenu beaucoup plus sérieux», une «forme de thérapie» doublée de l'envie de «lancer quelque chose de grand en Bosnie après la guerre», explique l'artiste depuis la galerie Manifesto où il était exposé en mai.

Le graffiti a apporté vie et couleurs à Sarajevo la  «très, très sombre» d'après-guerre, ses bâtiments détruits et ses façades grêlées par les balles.

Frenkie raconte les connexions avec des graffeurs de Zagreb, Belgrade... «Après la guerre, la ségrégation, la politique et le nationalisme étaient très forts et les graffitis et le hip-hop ont abattu tous ces murs et construit de nouveaux ponts entre ces générations», se souvient l'artiste, par ailleurs rappeur.

Jeu

«C'était vraiment un jeu incroyable» de faire des «choses d'explorateur à la Indiana Jones, juste pour écrire votre nom quelque part et personnaliser son environnement», s'enthousiasme l'artiste Benjamin Cengic.

Le graffiti reste «une très petite niche», reconnait-il, mais la scène du «muralisme» gagne en visibilité, avec plusieurs festivals internationaux dont Fasada à Sarajevo qu'il pilote, soutenu à son lancement en 2021 par l'Organisation internationale pour les migrations, ou celui de Mostar fondé en 2012 par Marina Djapic.

«Nous recherchons des quartiers négligés, des façades démolies (...) et nous rénovons tout à partir de zéro pour tisser des liens», explique Benjamin Cengic qui signe d'une fleur, «comme une petite graine» plantée sur les murs pour «laisser une trace dans la société».

Or, dans cette «société pauvre» qu'est la Bosnie, il manque d'espaces pour la création, pour l'emploi, pour l'«interculturalisme, pour se comprendre et pour dialoguer», commente Sarina Bakic, professeure de sociologie à l'université de Sarajevo.

«Le contexte social pour les jeunes est très difficile», avec un taux de chômage qui frôle les 30% et de jeunes adultes qui veulent quitter le pays.

Mais pour eux, le street art peut être un tremplin, estime-t-elle.

«La culture même du graffiti offre l'option de refuser d'être coincé dans un récit nationaliste ou une identité imposée», décrypte Ljiljana Radosevic doctorante sur le sujet à l'université de Jyväskylä en Finlande. «C'est une manière de résister.»

Par Anne-Sophie LABADIE et Rusmir SMAJILHODZIC / AFP

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