
Il y a, en tout être humain, un enfant qui réclame une histoire avant de dormir. Le besoin de fiction est universel. Mais parfois, comme le disait le titre d’un livre qui s’est perdu dans un déménagement, «La réalité dépasse la fiction». Certaines histoires vraies dépassent en «invraisemblance» les constructions les plus folles.
L’histoire du Liban n’est pas loin d’illustrer cette proposition. Il y a quelque chose d’hallucinant, et même d’indécent, dans des «évidences» entendues ces deux semaines. On dirait une régression maladive dans le temps. L’affirmation que l’unité des Libanais est l’arme la plus puissante que l’on puisse opposer à Israël en fait partie. Cette crainte d’une flambée de guerre civile est, quelque part, dégradante. Faut-il que nous ayons le sang si épais pour devoir, au spectacle qui s’est offert à Soueida, nous fendre en protestations sur les liens «inébranlables» de notre unité nationale? Ne sommes-nous pas déjà immunisés contre cette pathologie? N’avons-nous pas encore rationalisé cette peur?
Il se fait qu’au même moment, une commission épiscopale pour la «purification de la mémoire», présidée par l’évêque émérite de Beyrouth Boulos Matar, vient de voir le jour. Formée des évêques Michel Aoun (Jbeil), Antoine Charbel Tarabay, Antoine Bou Najem (Kornet Chehwan) et Mounir Khairallah (Batroun), elle a été reçue le jeudi 17 juillet au palais présidentiel de Baabda. Elle se promet de restaurer les liens de confiance entre les partis libanais et de reléguer au passé les souvenirs traumatisants de la guerre.
Pour le chef de l’État, Joseph Aoun, elle vient à point en cette période de tension régionale. L’expérience sera étendue par la suite à d’autres corps constitués, le tout étant coiffé par un Comité national placé sous le patronage du président de la République.
L’évêque de Batroun a affirmé vouloir donner l’exemple, en lançant dans son diocèse un congrès auquel participeraient les partis politiques, les instances municipales, les mouvements d’Église et les associations civiles.
Le Liban prend ainsi modèle sur le conflit en Afrique du Sud, que ce pays courageux a réglé grâce à des comités «vérité et réconciliation». «Il n’y a pas d’avenir sans pardon», a écrit l’archevêque anglican Desmond Tutu, l’un des principaux acteurs, avec Nelson Mandela, de la victoire contre les injustices, les atrocités et la barbarie de l’apartheid. La transposition de son titre est facile: l’avenir du Liban passe par le pardon.
Primauté du vécu
Mais qu’est-ce que le pardon? C’est simplement l’ouverture à un nouveau rapport, bienveillant et confiant, à l’autre, dans sa différence. Pour expliciter cette proposition, prenons un détour par la littérature.
«La qualité d’une œuvre dépend presque toujours de la qualité de vie de son auteur», affirme en substance le poète et professeur britannique, Michael Edwards, membre de l’Académie française.
Citant Platon, Shakespeare et Goethe, Edwards écrit: «Il est tonique de supposer que l’on ne s’élèvera, en tant que lecteur, au niveau des plus belles œuvres qu’en vivant mieux.» (De L’Émerveillement, p.149, Fayard)
En un mouvement descendant, on peut affirmer que l’une des plus affligeantes expériences de tout lecteur est celle de voir son auteur favori se copier, «faire du», faute d’inspiration nouvelle. Aucun auteur n’est à l’abri de cette tentation.
Le prix Nobel T.S. Eliot a humblement avoué sa crainte de ne plus pouvoir se hisser au niveau d’inspiration qui lui fit écrire The Love Song of J. Alfred Prufrock, son chef-d’œuvre. De même, on lit souvent, sous la plume de critiques, que tel ou tel auteur ne fait qu’écrire le même livre.
Conclusion: pour écrire du nouveau, il faut vivre du nouveau. C’est la même chose pour les nations. S’il y a, sur le toit de notre vie nationale, une tuile endommagée, il faut la remplacer. Si c’est le pardon, pardonnons.
L’art, ou plus exactement la Beauté, est l’un des lieux de ressourcement les plus fertiles, pour les personnes comme pour les nations. Toute grande œuvre s’écrit entre nature et grâce. «Je ne peux écrire un poème que si j'ai reçu quelque chose d'abord», confie Jean-Pierre Lemaire, grand prix de poésie de l'Académie française 1999 pour l’ensemble de son œuvre. Autrement, ce n'est pas la peine, dit le poète, «de se mettre au travail et d'écrire».
«Tant que j’ai voulu m’exprimer, d’abord et totalement, je n’ai abouti qu’à des poèmes opaques et prétentieux. La vraie poésie a débuté pour moi quand j’y ai renoncé, au profit de ce qui me faisait signe dehors, dans le monde et les événements, et qui aspirait à se dire à travers mes mots», écrit encore le poète (Bernadette Soubirous, la plus secrète des saintes, L’Âge d'Homme, 2013).
Ailleurs, Lemaire cite Reverdy écrivant: «La poésie apparaît chaque fois que l’auteur se fait une révélation au-dessus de lui-même.» Et lui-même écrit: «La vie du poème se joue tout entière dans la mince lamelle de cristal entre le déjà-nommé et ce qui accepte pour la première fois d’être nommé. L’expérience de la nouveauté qui nous régénère est très communément partagée sans que tout le monde écrive des poèmes. Devient poète, semble-t-il, l’homme à qui cette nouveauté réclame un nom.»
Dans notre vie nationale, le pardon réclame un nom. Il réclame que l’on nettoie ce que les années de haine et les préjugés ont accumulé de poussière sur ses lettres. Il demande à être recréé.
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