L’Intrépide génie n’est plus : Ziad Rahbani emporte la mémoire libanaise dans son ailleurs
©Ici Beyrouth

Le Liban pleure Ziad Rahbani, compositeur, pianiste et dramaturge, décédé ce 26 juillet à l’âge de 69 ans. Héritier des Rahbani mais également figure à part entière, il laisse derrière lui un patrimoine culturel universel: un théâtre percutant, poignant et satirique, une musique avant-gardiste fusionnant Orient et Occident, et une voix haute, libre et engagée. Incarnant à la fois une conscience artistique et inconscient collectif du Liban, son œuvre perdurera qu’importent le temps et l’espace.

Ziad Rahbani, né le 1ᵉʳ janvier 1956 au Liban et décédé le 26 juillet 2025, incarne l’âme rebelle, artistique et ingénieuse de tout un pays. Issu d’un foyer musical exceptionnel, il construit note après note, parole après parole, son propre univers. À 17 ans seulement, il compose Sa’alouni el-nas, œuvre fondatrice où transparaît déjà sa verve satirique et politique. Pendant la guerre civile libanaise, ses pièces comme Nazl el‑sourour (1974) et Bel nesbeh la boukra chou (1978) deviennent des tribunes pour une jeunesse gâchée, oubliée et désillusionnée. Fusionnant satire sociale, engagement politique et musique jazz, funk et orientale, il marque le Liban et abolit les frontières, ressoudant artistiquement un pays fracturé, complexe et blessé.

En une seconde, tous les réseaux sociaux ont été envahis par l’annonce de cette perte ressentie comme celle d’une âme collective, celle d’un pays. Les messages fusent de partout, la nouvelle circule de bouche-à-oreille, avec, dans l’âme, toute la tristesse d’un pays.

Un patrimoine intergénérationnel

Le visionnaire, avec ses créations théâtrales, musicales, radiophoniques, s’en va, emportant avec lui une partie de notre mémoire. Il s’en va, le fils de Fairouz, cette légende universelle vivante, écorchée vive par la mort de ses proches, mais dont on garde l’image d’une femme-reine, debout, immuable, portée par le souffle du compositeur Assi Rahbani et par son amour du Liban.

Ziad Rahbani laisse derrière lui, certes, un héritage musical et patriotique; le Liban entier est en deuil face à une perte improbable, et pourtant inéluctable.

Une âme rebelle

Ziad Rahbani est un critique à l’humour poignant, redoutable dans ses interviews et ses réponses. Artiste doté d’une intelligence rare, Ziad a vu ses mots devenir dictons, proverbes, repris dans les dialogues et les répliques du quotidien. Dans ces codes sociaux, les Libanais se reconnaissent. Ils se lancent des phrases de ses pièces de théâtre, se sourient, esquissent un rire, puis citent «Ziad». Pas besoin de nom de famille. Il a acquis sa place de légende populaire.

Lui, c’est le leader sans titre. Celui qui dénonce le confessionnalisme. Celui qui affiche haut et fort ses idées. Celui qui affiche en toute humilité son génie artistique et sa propre philosophie qui résonne intrinsèquement dans toute âme libanaise, quelle que soit sa prise de position.

Éternel intrépide

Dans une interview accordée à Masculin en 2013, il affirme: «Plutôt que de provoquer, mon travail consiste à faire éclater la vérité. La diplomatie est un nid de mensonges. Immanquablement, je dis au contraire les choses telles que je les vois, de manière brute.»

Dans une interview à Talk of the Town sur la MTV en 2015, Carmen Lebbos, longtemps liée à Ziad Rahbani, confiait: «Nous nous sommes rencontrés autour de la laïcité, loin des extrémismes religieux. Je lui souhaite de poursuivre son parcours musical, loin de la politique, qui dissimule des chemins laids, sinueux et mensongers.»

Trois ans plus tôt, sur les écrans de la LBCI, dans un entretien avec Giselle Khoury, il affirmait: «Nous faisons actuellement une course au nationalisme.»

Sur DW en 2018, il décrit la femme comme un être complexe, au cerveau aussi labyrinthique que «la grotte de Jeita».

Pour lui, sa trajectoire personnelle est indissociable des grands événements politiques du pays.

Sur la LBCI, cette même année, il déclare à Dima Sadek: «On est un peuple qui ne lit pas, qui n’écoute pas… On parle trop. Il faudrait apprendre à écouter.» Dans une intervention téléphonique lors de ce même épisode, Carmen Lebbos résume: «C’est un compositeur de génie.»

Aux critiques, il répondait en chanson, notamment dans Bi Saraha («En toute franchise»).

Fairouz… «Kan gher chekl el-zeytoun»

Effectivement, «Les oliviers étaient différents»… L’éternelle légende, encore une fois confrontée à la perte, après avoir côtoyé la mort de ses proches de si près, doit faire face à un nouveau coup de poignard douloureux: la perte d’un fils, celui qu’elle chérissait, qui l’a relevée et réinventée avec des chansons mêlant jazz oriental et autres styles. Ces chansons, qu’elles aient été critiquées ou applaudies, ont eu leur part de succès dans une ère nouvelle. Des morceaux évolutifs qui ont accompagné des générations entières et continuent d’être fredonnés sur toutes les lèvres.

Une vague d’hommages

Le président libanais, Joseph Aoun, a déclaré que Ziad Rahbani était «une conscience vive, une voix rebelle contre l'injustice, et un miroir sincère des opprimés et des marginalisés». 

Le ministre libanais de la Culture, Ghassan Salamé, a, de son côté, écrit sur X: «Nous redoutions ce jour, conscients que son état de santé se détériorait et que sa volonté de se faire soigner faiblissait.»

Quant à Rima Abdulmalak, ancienne ministre française de la Culture, a rendu hommage à Ziad Rahbani sur son compte Instagram officiel: «Le Liban est en deuil. Ziad Rahbani, génie de la musique et du théâtre, s'est éteint aujourd'hui. Fils de Fairouz, immense compositeur, éternel rebelle, il était une voix libre et lucide, profondément engagée pour la justice et la dignité. Ses chansons, ses pièces, son humour corrosif et ses indignations faisaient partie de notre patrimoine familial. Avec lui, le rire n'était pas un simple divertissement, mais un acte de résistance. Son écriture incisive dénonçait l'absurdité de la guerre et les inégalités sociales. ‘Tu veux changer le système? Commence par changer la chaise sur laquelle tu es assis.’ Espérons que son œuvre reste une boussole pour les nouvelles générations.»

Ziad s’en va, laissant derrière lui un pays meurtri, les yeux rivés vers l’espoir, avec pour ambition de vivre décemment «bala wala chi» («sans rien du tout»). Ziad est parti déjà, et avec lui encore des kilomètres carrés de mémoire collective que plus aucun baume libanais ne pourrait reconstituer. Puisse-t-il exister des mots plus grands que ceux du poète, auteur et critique Akl Awit, en mémoire de Ziad Rahbani: «Une minute de silence, ou plutôt une éternité de terreur et de silence…».

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