
L’épisode de Soueïda est loin de s’inscrire dans les faits divers des guerres de territoire ancestrales qui ont opposé les druzes et les Bédouins du sud de la Syrie. Les violences cycliques qui prévalent dans les régions frontalières avec leurs intrications mafieuses et claniques font désormais partie d’un répertoire beaucoup plus large, celui de l’incapacité de la Syrie à se reconstruire sur une base territoriale reconnue et en continuité avec une hypothétique légitimité nationale.
Les événements tragiques qui se sont succédé depuis la chute du régime alaouite du clan Assad attestent de la vacuité de la géopolitique syrienne et de l’érosion de l’imaginaire politique qui lui servait d’étayage. Les récits alternatifs des nationalismes syrien, arabe et islamiste se sont déconstruits au gré des événements qui ont scandé l’effondrement de la Syrie avec le commencement de la guerre civile, au profit des substituts islamistes, de la réémergence des autonomies ethno-religieuses et des suzerainetés politiques en alternance (turque, qatarie, saoudienne), et d’une hypothétique reconstitution de l’État central. Les derniers événements ont avalisé l’hypothèse d’une reconstruction invraisemblable de l’État central sur la base d’un État unitaire où l’islamisme sert de ciment et de principe de centralisation.
L’effondrement inévitable du régime Assad était une question de temps, car la fin des hostilités ne correspondait pas à la fin de la guerre en 2016. Le pouvoir d’Assad ne pouvait, sous aucun rapport, revendiquer une légitimité après cinquante ans de dictature clanique et militaro-mafieuse qui avait sapé les fondements de l’État, de l’hypothétique nation et d’une société minée par des entropies systémiques et des anomies mutantes. La chute abrupte du régime au bénéfice d’une nébuleuse terroriste remorquée par le régime islamiste turc s’avère être une alternative illusoire qui n’a pas fait ses preuves.
La démarche maladroite d’Ahmad el-Chareh pouvait attester son inexpérience en matière de gouvernance institutionnelle, ses équivoques idéologiques et l’instabilité de sa base militante qui avait du mal à se départir du récit jihadiste. Son travail progressif de conversion n’arrivait pas à effacer ses attaches idéologiques malgré les efforts déployés dans cette direction. La prise de pouvoir «castriste» maintenait intactes les intuitions de départ et les modulations opérationnelles qui pouvaient leur correspondre.
Ahmad el-Chareh s’est contenté de transposer sa base militante au niveau du pouvoir pseudo-étatique qu’il cherchait à établir. En recyclant les jihadistes ouïgours, tchétchènes, ouzbeks, il croyait réussir une simulation d’homme d’État alors que les réalités du pouvoir émergent contredisaient les énoncés du soi-disant projet étatique. En se jouant des rivalités sunnites entre la Turquie et l’Arabie saoudite, il croyait réussir sa politique, alors qu’il s’agissait d’un bluff et d’une auto-illusion en vue de se faire accréditer.
Les politiques française, européenne et américaine, en allant vite en besogne pour des raisons compréhensibles se rapportant au règlement de la question migratoire de 2015 et à l’urgence d’une normalisation au Moyen-Orient, ont entériné cette auto-illusion. Alors que la politique intérieure dissimulait mal les incohérences destructrices d’une politique de domination islamiste qui avançait de manière insidieuse à coup de pogroms, de massacres et de violations des droits de l’homme à l’encontre des alaouites, des chrétiens et des druzes.
Les pratiques de l’État islamique en matière d’enlèvement des femmes, de viols, de marchandisation et de vassalisation (traite des femmes alaouites) rivalisaient avec la confiscation des biens et la manipulation des registres fonciers, et les pratiques de l’impunité juridique à l’endroit des crimes commis par les hordes qui ont attaqué les régions alaouites rendues extrêmement vulnérables après la chute du régime Assad. S’ajoutent à cela les menaces ouvertes visant les communautés druze et kurde en vue de briser leur autonomie territoriale et politique.
Les simulacres étatiques ont fait long feu et expliquent largement l’état d’aliénation diffuse au sein des communautés allogènes qui avaient prématurément détecté les menaces qui les attendaient. Tout en sachant qu’elles s’étaient déjà inscrites dans le cadre d’une politique sécessionniste qui se refusait à toute récupération par des politiques de domination, quelle qu’en soit l’origine. L’accréditation prématurée a été rapidement disqualifiée. Quant au pouvoir syrien en place, il n’est plus en mesure de se réhabiliter alors que les réalités de sa gouvernance sont exposées au grand jour et n’ont rien à envier aux politiques oligarchiques et clientélistes du régime révolu.
Ahmad el-Chareh et sa mouvance ne peuvent, en aucun cas, revendiquer une prééminence politique et morale, et solliciter une allégeance inconditionnelle de la part des diverses composantes ethniques. Il ne l’avait pas, au point de départ, et il est impossible de la réclamer au bout de ce cheminement entièrement dévoyé; nulle partie ne va la lui concéder.
L’échec de l’entreprise de reconstruction à un stade aussi prématuré ouvre la voie à des stratégies alternatives au sein de la Syrie, qui se recoupent avec les impératifs de la sécurité nationale israélienne après la date butoir du 7 octobre 2023. L’impertinence de la démarche adoptée par Chareh persiste et dénote une illusion d’optique nourrie par les bravaches d’Erdogan qui ne font que répercuter son impuissance et sa vulnérabilité tendancielle. Il se pose en point de convergence alors que sa politique avance dans le sens contraire.
Israël, en bombardant les pourtours du palais présidentiel et le ministère de la Défense, marque son périmètre sécuritaire et sa trajectoire mutante. La défense de la montagne druze s’inscrit dans le prolongement de la nouvelle politique israélienne de sécurité, des continuums territoriaux qu’elle requiert et des alliances potentielles qu’elle peut susciter parmi les groupes ethno-nationaux au sud et au nord-est de la Syrie. La politique des bornages mutants fait désormais partie du répertoire géostratégique israélien et de sa cartographie en état de recomposition permanente. Les événements de Soueïda marquent une nouvelle étape dans une saga qui ne fait que commencer.
La trêve nouvellement entrée en vigueur devrait inviter les parties du conflit à réfléchir à nouveaux frais aux enjeux sécuritaires et stratégiques, et à les préparer à des négociations de grande envergure afin de sceller des engagements sécuritaires et des accords de paix qui mettraient fin à des conflits indûment prolongés et éminemment destructeurs. Autrement, la violence et les rapports de force auront le dernier mot.
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