Les druzes de Syrie, une minorité en quête d’ancrage dans la transition post-Assad
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Depuis le 13 juillet, les affrontements meurtriers dans la province de Soueïda, dans le sud de la Syrie, ont fait plus de 1.300 morts, dont au moins 630 habitants de la province même, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Ces chiffres témoignent de la gravité des affrontements ayant éclaté à la suite de l’enlèvement d’un marchand appartenant à la minorité druze.

Cet incident qui a déclenché plusieurs jours d’altercations meurtrières entre milices druzes et combattants bédouins sunnites est venu s’ajouter à ceux des mois d’avril et de mai derniers, qui ont opposé éléments armés druzes et forces de sécurité syriennes, provoquant la mort de dizaines de personnes.

Ainsi,  et dans ce contexte tendu et mouvant, comprendre les dynamiques internes de la communauté druze, sa structure, ses choix historiques et ses aspirations s’avère essentiel. D’autant plus que cette minorité, souvent perçue comme marginale, se trouve aujourd’hui au cœur de plusieurs enjeux clés de la transition syrienne, au lendemain de l’accession au pouvoir du nouveau président, Ahmad el-Chareh, en janvier 2025.

Une minorité bien ancrée, transnationale et inquiète

Courant ésotérique né de l’ismaïlisme chiite au 11e siècle, le druzisme est une religion fermée, où l’adhésion ne se transmet que par la naissance. «Théoriquement il n'y a pas de conversion possible: on naît druze, on ne le devient pas – un peu, toutes choses égales par ailleurs, comme dans le judaïsme. Les mariages demeurent intracommunautaires», rappelle David Rigoulet-Roze, chercheur à l'Institut français d'analyse stratégique (Ifas) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques.

Dirigée spirituellement par des sages initiés, la communauté repose donc sur un réseau de solidarité interne extrêmement structuré.

En Syrie, les druzes représentent entre 650.000 et 700.000 personnes, concentrées majoritairement dans le gouvernorat de Soueïda, sur les contreforts de Jabal al-Druze. Cela équivaut à environ 3 à 4% de la population syrienne. Selon M. Rigoulet-Roze, «les druzes forment une communauté transfrontalière d’environ un million de fidèles, répartis entre la Syrie, le Liban (environ 300.000, principalement dans le Chouf), Israël (130.000), le plateau du Golan (20.000) et, dans une moindre mesure, en Jordanie (près de 20.000)».

Selon lui, cette minorité, comme d'autres au Moyen-Orient, «vit dans une crainte permanente de la discrimination voire des massacres sectaires». Aujourd’hui, les récents événements en Syrie ont ravivé ces angoisses.

Il faut dire que la spécificité doctrinale vaut aux druzes d’être souvent considérés, a minima, comme des musulmans hétérogènes par les sunnites, voire comme des hérétiques par les islamo-djihadistes, souligne l’expert interrogé par Ici Beyrouth.

Un rapport complexe au pouvoir central

Historiquement, les relations entre les druzes et le pouvoir central syrien ont toujours été ambivalentes. Avec le régime baasiste alaouite, une certaine autonomie leur a été tolérée en échange d’une neutralité bienveillante. «Le régime cherchait à éviter que les druzes ne deviennent une composante hostile de la guerre civile opposant Bachar el-Assad aux insurgés sunnites», explique M. Rigoulet-Roze, «quitte à leur concéder une relative indépendance de facto dans le Jabal al-Druze et la région de Soueïda».

C’est ainsi que certains druzes ont intégré les structures étatiques, notamment l’armée ou l’administration, mais toujours à des postes secondaires. Ce jeu d’équilibriste a permis à la communauté de maintenir son identité, sans s’exposer frontalement au pouvoir. Une stratégie de survie plus que d’adhésion idéologique.

Lorsque la révolution syrienne éclate en 2011, les druzes adoptent majoritairement une posture de neutralité, les grandes figures de la communauté se montrant réticentes à rejoindre une opposition dont la tonalité sunnite les inquiète. Rapidement, le Jabal se transforme en refuge: ni pleinement pro-régime, ni résolument insurgé. C’est alors que des groupes armés d’auto-défense locaux émergent, plus préoccupés par la sécurité communautaire que par le destin de Damas.

Cette ambivalence a donc permis à Soueïda d’échapper en grande partie aux destructions massives qui ont frappé d’autres régions, isolant cependant politiquement la communauté.

Ce n’est qu’après 2015 que les lignes commencent à bouger. Le régime de Bachar el-Assad, épuisé militairement, réduit sa présence dans le sud. Soueïda est alors laissée à elle-même, livrée aux milices, aux trafiquants et à l’influence grandissante de groupes mafieux souvent liés aux services de renseignement. L’enlèvement en 2018 de dizaines de femmes druzes par Daech et le massacre de plus de 250 civils dans un raid de l’État islamique ont profondément marqué la communauté, réveillant alors un sentiment d’abandon.

Plus tard, en 2023, les manifestations d’ampleur contre la misère et la répression signalent une rupture avec la loyauté tacite d’antan. Nous sommes en août 2023, lorsque des milliers de manifestants commencent à défiler quotidiennement pour dénoncer la corruption, la pauvreté et l’autoritarisme du régime de Bachar el-Assad, rompant avec la prudente neutralité observée depuis le début du conflit syrien.

En 2025, et avec l’arrivée au pouvoir d’Ahmad el-Chareh, une nouvelle ère semble s’amorcer. Plusieurs factions druzes, comme la Harakat Rijal al-Karama (le Mouvement des hommes de la dignité) ou la Brigade de la montagne druze, ont proposé de participer à une armée nationale restructurée, à condition de conserver le contrôle de la sécurité locale à Soueïda.

Toutefois, selon M. Rigoulet-Roze, les violences récentes ont rebattu les cartes: «Une ligne dure, incarnée par le cheikh Abou Salman Hikmat al-Hijri, s’impose désormais. Elle repose sur la conviction qu'il n'est pas possible de faire confiance à une nouvelle gouvernance issue de la matrice islamiste accusée de laisser opérer des groupes terroristes qui seraient engagés dans ‘une campagne génocidaire’ selon les termes du cheikh Al-Hjri.» Opposé à deux autres chefs religieux plus modérés, Al-Hijri s’est autoproclamé chef spirituel suprême, consolidant sa position dans un contexte où se trouve mobilisée la représentation d'une «menace existentielle».

Le piège de l'autonomie?

Alors que certains redoutent que les appels à l’autonomie ne renforcent les projets de fragmentation de la Syrie promus par des acteurs israéliens ou occidentaux, d’autres au sein de la communauté estiment qu’une forme de décentralisation est indispensable pour garantir leur survie. «Une partie des druzes refuse l’idée d’un démantèlement de l’État syrien», précise M. Rigoulet-Roze, «tout en exigeant des garanties concrètes sur la reconnaissance de leur identité».

Le gouvernement de transition a d’ailleurs pris soin d’apaiser les tensions, en ordonnant lundi l’évacuation des groupes bédouins de Soueïda et en déployant des forces spéciales du ministère de l’Intérieur, tout en laissant la sécurité locale entre les mains des notables druzes, une manière implicite de reconnaître leur autorité.

Aujourd’hui, les druzes de Syrie oscillent entre résistance identitaire, prudence politique et désir de reconnaissance. Leur poids militaire reste limité, mais leur capital moral et symbolique est réel. Leur défi, désormais, est de transformer leur insularité historique en levier d’influence dans un pays en recomposition.

 

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