L’automutilation: ce que dit le corps mutilé
L’automutilation n’est pas un appel à mourir, mais un cri pour survivre. ©Shutterstock

Certaines douleurs ne peuvent être dites avec des mots. Alors, le corps prend la parole, parfois cruellement, en traçant sur la peau ce que les mots n’ont su formuler. L’automutilation, dans sa forme la plus visible, se présente comme une blessure infligée à soi-même: entailles au poignet ou au bras, brûlures de cigarette, griffures, morsures, coups, etc. Au-delà du geste physique, elle désigne un phénomène plus vaste, un cri muet dont le corps devient le porte-voix.

L’automutilation, longtemps reléguée dans les marges de la psychiatrie, a gagné en visibilité ces dernières décennies. Les études cliniques et épidémiologiques s’accordent à dire qu’elle touche principalement les adolescents et jeunes adultes, avec une nette prédominance féminine. On la retrouve dans les hôpitaux, les écoles, les prisons, mais aussi dans les espaces numériques. Sur TikTok ou Tumblr, des communautés se forment, parfois dans une logique d’empathie, souvent dans une spirale de glorification malsaine.

Il ne faut pas confondre l’automutilation avec les tentatives de suicide: ici, l’intention n’est pas de mourir, mais, paradoxalement, de survivre à une douleur autrement insupportable. Les conduites peuvent rester secrètes, dissimulées sous les manches longues, ou au contraire s’exhiber comme un appel. Mais, toujours, elles révèlent un rapport troublé au corps et à la parole.

Qu’est-ce qui pousse un sujet à s’infliger de telles blessures? L’automutilation ne saurait se réduire à un simple comportement. Elle est un symptôme, c’est-à-dire un compromis, un message, un bégaiement. Quand les mots manquent, le sang qui coule d’une blessure auto-infligée parle. Il ne s’agit pas simplement d’un appel au secours, l’automutilation est un cri intérieur, souvent secret, presque honteux. Ce n’est pas un désir d’être vu, mais plutôt le désir inconscient que quelqu’un, quelque part, comprenne sans avoir à poser de questions. Le symptôme devient ainsi une interface entre le dedans et le dehors, entre ce qui ne peut se penser et ce qui doit se dire.

Pour le psychanalyste Donald W. Winnicott, l’automutilation est souvent le signe d’une rupture dans le lien primaire à la mère, un échec de l’environnement à fournir un «holding» suffisant. L’enfant, laissé seul avec ses angoisses, n’a d’autre choix que de s’auto-contenir, parfois en se faisant mal. Le corps devient alors la seule frontière tangible entre l’intérieur chaotique et l’extérieur indifférent.

D’autres psychanalystes évoquent le «blanc» de la représentation: chez certains sujets, les mots font défaut parce qu’ils ne se sont jamais constitués. La douleur physique, alors, vient combler un vide psychique béant. Dans les cas de dépression, d’angoisse sans objet, ou de structures limites, cette douleur devient une preuve d’existence: «je souffre, je sens, donc je suis».

Ajoutons que les troubles alimentaires, en particulier l’anorexie et la boulimie, entretiennent un lien étroit avec les conduites d’automutilation. Le corps y est façonné, mutilé, contraint, non par volonté esthétique, mais pour dire quelque chose du manque, de l’amour impossible, du vide affectif.

Françoise Dolto disait que le corps parle quand la parole a été empêchée. Et ce que dit le corps, ici, est souvent une douleur originelle, non pensée, non symbolisée. Le geste de s’entailler devient une tentative de décharge, de retour à la sensation, au réel. Dans un monde devenu abstrait, flou, sans ancrage, la blessure procure une certitude.

Pour la psychanalyste Joyce McDougall, l’automutilation est un mode de communication «présymbolique»: le corps se substitue à la parole pour signifier ce que le sujet n’a pas pu métaboliser. Elle parle de ces patients dits «psychosomatiques», qui somatisent les conflits psychiques parce qu’ils ne peuvent les penser. Il arrive aussi que la culpabilité inconsciente, liée à un fantasme de faute originelle, pousse le sujet à se punir. Dans ce cas, l’automutilation serait un rituel expiatoire, une forme de flagellation, la marque d’un surmoi archaïque, implacable, qui exige le châtiment. Mais on peut aussi lire dans ces gestes une tentative de «recoller les morceaux», de donner une forme à un soi éclaté. Le geste de se blesser n’est pas nécessairement destructeur: il peut être créateur d’unité. Une tentative, aussi désespérée soit-elle, de rassembler ce qui est morcelé à l’intérieur. Car, comme nous l’avons souvent rappelé, le symptôme n’est jamais un hasard, ni un simple dysfonctionnement à éliminer. Il est une formation de l’inconscient, une réponse codée à un conflit psychique. L’automutilation, de ce point de vue, est un symptôme au sens plein: elle dit quelque chose, mais d’une manière déformée, déguisée, résistante à l’interprétation immédiate. Ce n’est pas tant la blessure qui compte, que le besoin de la produire. Elle s’inscrit dans un registre où l’action remplace la pensée, où le corps fait irruption pour dire l’impuissance du langage.

Le symptôme d’automutilation peut aussi être compris comme une tentative de réappropriation de soi. L’angoisse y est insupportable, floue, informe. La douleur, au contraire, est localisée, concrète. C’est une manière d’échanger une souffrance psychique, inqualifiable, contre une douleur physique, contenable. La blessure devient alors un point d’ancrage. Comme si, sur cette peau, à cet instant, quelque chose est réel. La répétition du geste, sa ritualisation parfois millimétrée, évoque aussi une fonction contenante. Dans le chaos interne, l’acte d’automutilation fait figure de rituel, voire de rituel de survie. Il rythme le vide, structure l’indicible. Il faut, pour comprendre cela, entendre la logique du sujet dans son propre langage, un langage qui n’est ni rationnel ni explicite, mais métaphorique et pulsionnel.

Face à l’automutilation, il ne s’agit ni de juger, ni de condamner encore moins de normaliser. Il est nécessaire de l’écouter, de chercher le sens là où la société voit la pathologie. Le sujet ne demande pas de lui panser ses plaies, mais de les accueillir comme une trace, une énigme à déplier. C’est ainsi que le cadre analytique propose au sujet un espace où la parole peut, peu à peu, se substituer à l’acte. La présence contenante du psychanalyste permet de reconstruire un lien suffisamment fiable pour que l’expérience du manque ne soit plus immédiatement vécue comme anéantissement. Le transfert devient ici une matrice où se rejouent les premières relations, celles qui, souvent, ont échoué à sécuriser. L’objectif n’est pas tant d’éradiquer l’automutilation comme on éliminerait un virus que de la comprendre, de l’intégrer à une histoire de vie, de l’amener à pouvoir être pensée. Lorsque le sujet parvient à dire, à rêver, à métaphoriser ce qu’il infligeait à son corps, un déplacement s’opère.

Questionnons maintenant l’art, comme nous le faisons souvent, et voyons s’il existe une trame commune entre l’art et la psychanalyse:  ni l’un ni l’autre ne fuient la douleur. Ils l’affrontent, l’un parfois frontalement, l’autre dans l’interprétation. Dans l’art, l’automutilation, en tant que geste limite, a été explorée dans plusieurs œuvres où le corps devient support et surface d’inscription du mal-être.

Dans Thirteen, Catherine Hardwicke filme avec une lucidité glaçante l’errance d’une adolescente californienne entre mutilations, drogues et dérives identitaires. Le film ne cherche pas à expliquer, encore moins à moraliser. Il montre. Le regard de la caméra épouse celui de l’adolescente, nous plaçant au cœur d’un chaos émotionnel que seul le corps parvient à exprimer. Les scarifications deviennent ici un acte de résistance autant qu’un cri silencieux.

Black Swan (2010) de Darren Aronofsky explore un autre pan de l’automutilation, celui qui découle d’un idéal du moi tyrannique. Natalie Portman y incarne une ballerine prisonnière d’un surmoi sadique, qui la pousse à se blesser dans une quête d’absolue pureté. Le corps devient théâtre de morcellements, espace où s’inscrit l’impossible fusion entre le moi réel et le moi idéalisé.

Dans un registre plus radical, l’artiste Gina Pane, dans les années 1970, mettait en scène ses automutilations en public. Elle se coupait, se perforait, se blessait dans des performances ritualisées, presque sacrées. Loin de toute logique de provocation, ces gestes visaient à dire la violence du monde et celle du féminin, à inscrire sur la peau la douleur collective, sociale et politique.

 

 

Commentaires
  • Aucun commentaire