Imposteur et imposture: l’un est sur scène, l’autre en coulisses
Quand le faux n’est plus un choix, mais une survie. ©Shutterstock

Derrière les apparences, l’imposture révèle une faille plus profonde: celle d’un moi fabriqué pour répondre au désir de l’Autre. Entre usurpation assumée et aliénation originelle, se dessine une quête tragique de légitimité et d’existence.  

«Le vrai imposteur ne se contente pas de mentir aux autres. Il s’invente, et parfois il y croit.» Jean-Bertrand Pontalis

La figure de l’imposteur désoriente et, parfois, fascine. Celui qui s’invente une vie, usurpe une identité, se pare d’atours qu’il ne possède pas, occupe une scène qui n’est pas la sienne. Mais derrière la brillance du masque, il y a l’imposture, plus archaïque, qui n’est pas tant un acte qu’un état. L’imposture ne ment pas, elle est mensonge. Elle est cette structure dans laquelle le sujet a grandi en se confondant avec le désir de l’Autre, il ne triche pas, il a été trahi.

L’imposteur, dans son acception classique, est un usurpateur. Il emprunte à l’Autre ses signes, ses talents, son nom. Il forge un destin de papier. Cette forgerie n’est pas toujours cynique. Comme nous le dit le psychanalyste J-B. Pontalis, l’imposteur s’y laisse prendre. Il ne joue plus seulement un rôle: il devient ce rôle. Il en donne la définition suivante: «L’imposteur est celui qui usurpe une identité, s’invente, au point d’y adhérer parfois, une histoire qui n’est pas la sienne, se fait passer pour un autre et ça marche.»

Un certain nombre de psychanalystes se sont penchés sur ce phénomène, ce trouble de la vérité du sujet, cette énigme où l’identité apparait floue ou grandiose, mais toujours fausse.

Hélène Deutsch, disciple de Freud, consacre une partie de ses travaux aux personnalités dites «comme si» (as if personalities), concept proche du faux self de D. Winnicott. Elle décrit des sujets qui donnent l’impression de vivre, d’aimer, d’agir, mais qui ne sont jamais tout à fait là. Ils imitent l’existence plus qu’ils ne la vivent. Ils parlent comme on parle, rient comme on rit, aiment comme on aimerait être aimé. Ils ne sont pas dénués d’intelligence ni de charme. Bien au contraire, ils sont souvent brillants. Mais leur subjectivité est comme flottante, vide, dépendante du regard extérieur.

Dans son étude de cas la plus frappante, Deutsch décrit une patiente qui mentait constamment à propos de ses origines, de ses amours, de sa culture. Elle avait inventé un père musicien célèbre, des études à Oxford, un mariage raté. Ce n’était pas par simple besoin d’admiration narcissique, mais pour se donner une réalité à soi. Le mensonge ici est ontologique: «Je mens, donc je suis.» C’est un mode d’existence plus qu’un calcul. Le moi, fragile, troué, ne survit qu’en se collant en quelque sorte un patch entaché de fictions.

Phyllis Greenacre, autre figure importante de la psychanalyse américaine, s’est intéressée à la création artistique et à la frontière trouble entre talent authentique et imposture. Dans ses textes sur les «imposteurs créateurs», elle étudie des cas d’écrivains ou de peintres qui ont bâti leur reconnaissance sur une fausse biographie, parfois même en falsifiant leurs œuvres. Mais, elle aussi, a cherché à comprendre. L’un de ses cas les plus célèbres est celui d’un écrivain ayant inventé une jeunesse misérable, alors qu’il avait grandi dans une famille bourgeoise protégée. Ce mensonge n’avait pas pour but la tromperie publique: il servait à légitimer une posture de révolté, à fabriquer une origine héroïque, à justifier le pathos de ses romans. Greenacre en déduit que «l’imposture biographique est souvent un effort pour réparer un moi humilié, ou pour rendre supportable une vie qu’on n’a pas choisie».

L’imposture établit un lien évident avec la mégalomanie. L’imposteur croit en une version glorieuse de lui-même. Ce n’est pas qu’il se sent grand, c’est qu’il ne supporte pas sa petitesse. La grandeur imaginée n’est pas une folie narcissique, mais un rempart contre le vide.

L’imposture est une structure intériorisée. Là où l’imposteur agit, l’imposture a été subie. Là où l’imposteur joue, l’imposture est jouée. Elle naît souvent d’un contexte familial pathogène, dans lequel le sujet a été chargé de réaliser l’idéal d’un parent, souvent d’une mère. Il n’a pas pu advenir pour lui-même. L’imposture commence là où l’on devient le rêve de l’Autre. Comme l’écrit le psychanalyste Michel Fain: «La femme à structure narcissique phallique fera bien plus qu’une autre, de son bébé, un objet qui la complète, écrasant alors le sujet en herbe voué désormais à n’être plus qu’un faux.»

La psychanalyste Janine Chasseguet-Smirgel a longuement travaillé sur l’illusion de toute-puissance, sur la difficulté pour certains sujets à accepter les limites de leur moi. Dans L’Idéal du moi, elle décrit comment le sujet peut rester emprisonné dans un idéal tyrannique, hérité de ses parents, et tenter de fusionner avec cet idéal, quitte à se perdre. L’imposture est alors une forme de pseudo-identité fabriquée à partir de l’image que l’Autre, souvent la mère, a projetée. Chez ces patients, écrit-elle, l’idéal est si écrasant qu’il devient un impératif: sois parfait ou ne sois pas. L’échec est vécu comme une trahison du lien primaire. La réussite, quant à elle, n’est jamais investie subjectivement: elle ne comble pas, elle aliène. Le sujet vit dans une imposture parce que la place qui lui a été assignée n’est pas la sienne. Chasseguet-Smirgel cite le cas d’une analysante brillante, médecin, reconnue, mais en dépression profonde. Toute sa vie, elle avait cherché à satisfaire un père exigeant et une mère froide. Sa réussite n’était qu’un théâtre, elle jouait le rôle d’une fille réussie. Elle n’avait jamais pu échouer, ni rêver, ni se relier à son propre désir.

C’est avec la psychanalyste Andrée Bauduin que la distinction entre imposteur et imposture trouve son ancrage clinique le plus élaboré. Dans ses travaux sur les enfants de femmes narcissiques à structure phallique, elle montre comment la mère, fascinée par son propre manque, fait de l’enfant un objet de réparation, un prolongement glorieux d’elle-même. L’enfant n’a pas de place propre, il est aspiré par la mégalomanie maternelle.

Elle cite un cas clinique saisissant d’un homme qui, toute sa vie, a «joué à être un écrivain». Il avait publié quelques textes, fréquenté des cercles littéraires, mais sans jamais se sentir légitime. Ce n’est que tard, en analyse, qu’il a pu identifier que son besoin d’écrire venait d’une mère qui, elle-même frustrée d’avoir abandonné ses études, l’avait élevé dans l’idée qu’il «devait réussir pour elle». Il n’écrivait pas, il réalisait une promesse. Bauduin lit ainsi La promesse de l’aube de Romain Gary comme le récit d’une imposture intériorisée. La mère prophétise à son fils un destin extraordinaire: «Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele D’Annunzio, ambassadeur de France.» Et le fils, fidèle à cette folie douce, devient écrivain, résistant, diplomate… mais à quel prix? Il écrit: «Je ne m’appartenais pas, il me fallait tenir ma promesse, revenir à la maison couvert de gloire après cent combats victorieux, écrire Guerre et paix, devenir ambassadeur de France; bref, permettre au talent de ma mère de se manifester.» L’existence de Gary est empreinte de cette falsification initiale: il n’était pas lui-même, il était l’enfant de la promesse.

On pourrait croire que l’imposteur et l’imposture s’opposent: l’un ment, l’autre a été mentie. Mais les deux se rejoignent sur un point fondamental, le défaut d’appropriation subjective. L’imposteur ment parce qu’il n’a pas de socle interne. L’imposture est un destin forgé de l’extérieur. Dans les deux cas, le sujet est exilé de lui-même.

La mégalomanie qui accompagne ces trajectoires n’est pas simple hypertrophie narcissique, elle est une défense contre l’effondrement. Le sujet se crée un «faux moi», une construction factice, mais nécessaire à sa survie psychique. Winnicott parle de faux self, Greenacre de fantasy-based identity, Bauduin d’écrasement du sujet. Dans tous les cas, ce qui est à l’œuvre, c’est une tentative de restaurer un semblant de cohérence, même fictive.

Dans la clinique, ces patients oscillent entre vide et flamboyance. Ils séduisent, brillent, mais doutent profondément de leur légitimité. Ils sont en représentation permanente. Ils vivent dans la peur d’être démasqués. Et s’ils réussissent, c’est toujours au nom d’un autre.

Il y a chez les imposteurs une tragédie que l’on comprend trop peu. Derrière leur masque, il y a souvent un enfant blessé, un sujet aliéné, une identité usurpée dès l’origine. Et derrière chaque imposture, il y a une promesse qui a fait effraction dans la psyché, un rêve parental imposé, une voix trop forte dans l’enfance.

La thérapie psychanalytique permet parfois de s’affranchir de ces destins. De se réapproprier ce qui a été vécu comme faux. D’accepter l’échec, le doute, le désir propre. De quitter la scène où l’on jouait pour quelqu’un d’autre.

 

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