Isabelle Huppert incarne la douleur immuable de «Bérénice» revisitée par Romeo Castellucci
Isabelle Huppert incarnant Bérénice de Racine, revisitée par Romeo Castellucci. ©Site officiel du Théâtre de la Ville

Le Théâtre de la Ville de Paris a récemment accueilli la reprise de Bérénice dans une relecture radicale signée Romeo Castellucci. Portée par Isabelle Huppert, cette version libre de la tragédie de Racine présente une immersion sensorielle et profonde dans la solitude du personnage, loin des codes du théâtre classique. Retour sur une pièce atemporelle revisitée.

Le Théâtre de la Ville de Paris a récemment accueilli une reprise exceptionnelle de Bérénice dans une relecture particulière de Romeo Castellucci. Le metteur en scène italien, maître du théâtre visuel et sensoriel, inspiré par sa connaissance de la peinture, de la scénographie et de la scène, s’est librement emparé de la tragédie de Racine pour en offrir une interprétation entièrement contemporaine, centrée sur la douleur de l’héroïne. Incarnée par Isabelle Huppert, Bérénice devient le visage de la solitude absolue, dans un jeu où la voix, celle sur scène, et celle transcendée par les sons, plus encore que les mots, devient outil intrinsèque à la représentation. Son interprétation est basée sur un monologue en aparté, défait de tous les dialogues de la pièce. L’actrice est face aux mots et à la douleur de la passion pesante, déchirante, éternelle.

Bérénice, princesse du Ier siècle, demeure l’un des personnages les plus prenants de l’Antiquité, ayant transporté divers artistes à travers le temps. Sa liaison tragique avec l’empereur romain Titus évoque le dilemme constant entre la passion amoureuse et les exigences de la raison, celles de l’État en particulier. En 1670, Jean Racine en fait le sujet d’une tragédie en cinq actes, entièrement en alexandrins; 1506 vers au total, dressant la séparation inéluctable en un drame universel.

Le metteur en scène Romeo Castellucci revisite cette œuvre symbolique en misant sur le fil conducteur de la solitude intérieure de Bérénice, femme délaissée, et pourtant encore capable d’un ultime abandon. Fidèle à son esthétique du théâtre d’image, il confie ce rôle intense à Isabelle Huppert, actrice redoutable de la scène d’aujourd’hui. Dans cette mise en scène dépouillée et poignante, les mots s’effacent presque, les syllabes retombent en silence, derrière leur charge émotionnelle, rendant tangible le désespoir humain mythifié.

Sur bande son électronique signée Scott Gibbons, les émotions sont épurées par la musique. Le compositeur démystifie la parole et nous entraîne dans un monde hypnotisant et onirique.

Des pourcentages scientifiques défilent sur grand écran et ramènent le spectateur à l’éphémère de l’être humain. Dans cette scénographie prenante, l’actrice part de l’arrière-scène, protégée du public et du réel, par un écran translucide.

Dans un bleu nuit de la vie d’une femme, le noir du désespoir jaillit. Femme éperdue, elle s’avance, elle avance vers sa destinée. Elle traverse la scène majestueuse, somptueuse...
Isabelle Huppert incarne Bérénice.

Elle s’empare du texte de Racine comme on s’emparerait de quelques lignes à l’écran, au cinéma. Elle l’attaque, elle le dompte, articulant chaque syllabe, jouant avec le rythme, les sons, laissant quelques mots en suspens au milieu des phrases, délaissant quelques gestes suspendus aux portes de l’oubli de soi.

Elle laisse parler le silence, le spectateur s’accroche à ses lèvres, à ses moindres gestes. Ses mouvements sont contemporains, loin de ceux calculés d’une princesse.
Les codes, les dialogues, les êtres, tout retombe. Et pourtant, elle tient sa verticalité, elle ne courbe pas l’échine. Elle est vraie dans sa précision.

C’est un long monologue de Bérénice auquel assiste le public, une lamentation sans fin.
L’actrice s’agrippe aux alexandrins raciniens, appui sûr de jeu. Cependant, peu à peu, elle et le texte ne font plus qu’un. Au fil de ces mots, elle redevient femme entre toutes les femmes, telle une Cendrillon en haillons, seule, loin de celui que son cœur aime.
Elle se laisse tomber et retomber, aller au fin fond du désespoir, et puis elle revient.
Dans son acte final, grandiose, elle se retient, se tient droite, fière, malgré les mots entrecoupés, malgré la douleur qui a déjà eu raison de sa tenue.
Debout, dans des costumes signés Iris Van Herpen, créatrice de mode connue pour établir des passerelles entre le monde de la mode, de la nature et de la science, Isabelle Huppert s’affole courageusement, épouse la scénographie de fleurs géantes qui perdent une à une leurs pétales.

La fin de la pièce est le dernier coup de mise en scène: le rideau translucide se lève. On ne sait plus laquelle des deux nous parle, Bérénice ou l’actrice; deux femmes à des siècles de différence, entre imaginaire et réalité, passé et présent, dans une mise à nu pudique.

On est comme transposé dans un monde cinématographique en un clin d’œil, dans un clin d’œil ou un hommage palpable. Elle, au nom de toutes les «elle», réclame un instant de répit, entre ombres et lumière, tel l’homme éléphant de David Lynch. Mais les spectateurs voyeurs, souffle coupé, yeux écarquillés, la regardent, jusqu’au dernier instant.
La mise en scène est une vraie signature Castellucci: faite de contemporain, d’ombres et de lumière, d’esthétique et de rigueur.

Les figurants, souvent écartés dans l’ombre, effectuent leur chorégraphie, leur chemin de croix, leurs apparitions scéniques dans une précision remarquable.
Racine est certes là, omniprésent. Seulement, Castellucci retient le seul monologue de Bérénice, à défaut de quelques autres répliques, le tout incarné dans un théâtre de corps, de voix et de mots dénudés, par Isabelle Huppert, seule sur scène.
L’ovation à répétition dure, des minutes durant, et Isabelle Huppert, dans une dernière révérence, fait quelque pas rapides et maîtrisés à reculons, sans doute retenus de son personnage de Mary Stuart, dans la pièce qu’elle a jouée dans ce même espace apprivoisé au Théâtre de la Ville il y a un an: Mary Said What She Said, mise en scène par Robert Wilson.

Bérénice de Romeo Castellucci, incarnée par Isabelle Huppert, est un acte singulier ancré dans un moment de grande solitude, et certes, un parti pris de mise en scène, de jeu courageux et d’une actrice intrépide.

 

Commentaires
  • Aucun commentaire