Iran: quelle(s) fenêtre(s) d’opportunité pour un soulèvement populaire? 
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Au regard de la conjoncture régionale actuelle, une question (parmi tant d’autres), qui taraude les esprits depuis plusieurs années, se pose aujourd’hui avec une acuité renouvelée. La guerre en cours au Moyen-Orient et l’usure du régime iranien peuvent-elles favoriser l’émergence d’un soulèvement populaire capable de renverser ou de profondément modifier le pouvoir en place? Et si tel était le cas, ce soulèvement aurait-il de meilleures chances de réussir que ceux brutalement réprimés par le passé, notamment grâce à un soutien international?

La guerre régionale qui vient de secouer le Moyen-Orient a ravivé une question lancinante: l’Iran est-il aujourd’hui à la veille d’un soulèvement populaire d’ampleur, susceptible d’ébranler, voire de renverser, le régime en place? La conjoncture pourrait-elle vraiment déboucher sur une transformation politique profonde, ou faut-il s’attendre, au contraire, à un renforcement autoritaire? Il faut dire que si l’usure du pouvoir théocratique, la détérioration économique et le déferlement d’une jeunesse en quête de liberté semblent réunir les ingrédients d’une explosion sociale, plusieurs experts et observateurs se montrent réticents à l’idée d’un soulèvement. Mise au point.

Depuis la révolution islamique de 1979, l’Iran a connu plusieurs vagues de contestation, notamment en 2009, 2017-2018, 2019, ou encore avec le mouvement «Femme, Vie, Liberté» après la mort de Mahsa Amini en 2022. Toutes ont été étouffées par une répression implacable.

Aujourd’hui, la crise iranienne est telle que l’économie du pays, laminée par la guerre actuelle, les sanctions internationales et les erreurs de gestion, vacille. Inflation galopante, chômage massif, pauvreté croissante… tant d’éléments qui pourraient faire croire à un éventuel soulèvement.

«Le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire en 2018 a précipité l’effondrement économique», explique un expert contacté par Ici Beyrouth. Plus encore, «la confiance populaire dans le régime perçu comme distant et autoritaire est largement érodée», poursuit-il. À cela, s’ajoute l’élément démographique qui renforce, selon lui, cette dynamique: plus de la moitié de la population a moins de 35 ans. Connectée, éduquée, elle aspire à une modernisation politique et sociale que le régime, perçu comme archaïque, ne semble pas en mesure de fournir.

Et pourtant, le régime se maintient. Comment et pourquoi?

Bien qu’ils aient révélé une colère diffuse face à la corruption, la répression politique et les inégalités sociales, les mouvements populaires ont tous systématiquement échoué à s’institutionnaliser faute de leadership unifié, de coordination durable et de soutien extérieur. «Les conditions ne sont pas réunies pour un soulèvement durable», souligne Jonathan Piron, historien et politologue, chercheur au sein d’Etopia et spécialiste du Moyen-Orient. «Nous sommes dans une phase post-conflit, marquée par la peur, la répression et l’absence d’alternative politique crédible», note-t-il. Par ailleurs, l’éclatement de l’opposition en exil aggrave, selon lui, cette faiblesse. Monarchistes, républicains laïques, moudjahidines du peuple, démocrates ou sociaux-libéraux, tant de factions qui peinent à s’unir, minées par des décennies de divisions idéologiques et de méfiances réciproques.

«Au niveau de la diaspora, il n’y a pas de consensus. Les rares tentatives de convergence se sont rapidement noyées», poursuit-il. Et de préciser que le seul groupe bénéficiant d’un certain soutien structuré, celui autour du fils du Shah, Reza Pahlavi, est discrédité aux yeux d’une partie de l’opposition du fait de son rapprochement avec Israël et de ses soutiens néoconservateurs aux États-Unis.

C’est cette fragmentation qui rend donc difficile toute mobilisation de masse susceptible d’échapper à l’étau sécuritaire du régime. Et pour M. Piron, le contexte socio-économique, aussi tendu soit-il, n’est pas suffisant: «Se soulever, ça coûte cher. Faire grève, c’est perdre son revenu. Et si on n’a pas les moyens de subsister à ses besoins, on ne peut pas tenir un tel mouvement à long terme.»

Une thèse que défend un autre analyste, interrogé par Ici Beyrouth, sous couvert d’anonymat: «L’opposition interne reste fragmentée, sans leadership clairement reconnu capable d’unifier les différents courants (réformateurs, radicaux, exilés). C’est cette dispersion qui affaiblit actuellement la capacité à transformer la contestation sociale en une dynamique politique durable».

Un soutien international?

Sur les dynamiques qui peuvent jouer ou non en défaveur d’un changement de régime, les avis sont partagés. Si certains considèrent que la communauté internationale et les services de renseignement misent et agissent en faveur d’un renversement du régime, d’autres estiment, qu’au contraire, l’enjeu est ailleurs.

Pour Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne, ancien ambassadeur et ancien représentant permanent-adjoint de la France auprès des Nations unies à New-York, les puissances occidentales, bien que critiques à l’égard de Téhéran, ne veulent pas provoquer de chaos dans une région déjà instable.

Les États-Unis, sous Donald Trump, privilégient, d’après lui, une approche transactionnelle: faire pression pour mieux négocier, sans aller jusqu’à un changement de régime. Selon lui, «le président américain est, à la rigueur, indifférent à la nature du régime. Ce qui l’intéresse, c’est de faire un deal».

Il justifie sa thèse en rappelant que M. Trump a autorisé, après la guerre, et plus précisément le 24 juin dernier, le transfert de pétrole iranien vers la Chine, une manière de «stabiliser temporairement le régime et de laisser une fenêtre ouverte à une renégociation du nucléaire». «Il ne s’agit pas de soutenir le régime, mais de le maintenir suffisamment debout pour pouvoir discuter», signale M. Duclos. Une approche susceptible, comme il le décrit, de créer de la distance avec la ligne israélienne plus maximaliste, centrée sur un affaiblissement total du régime. Israël cherchait, en effet, à prolonger le conflit pour épuiser le régime et encourager des soulèvements régionaux. «Ce n’est pas un hasard si Tabriz, bastion azéri, a été massivement visé: il s’agissait de tester la loyauté périphérique au régime», estime M. Duclos. «Mais la guerre a été courte (douze jours) et Donald Trump a rapidement imposé une trêve», lance-t-il.

Quant aux alliés de Téhéran, comme la Chine et la Russie, ils soutiennent le statu quo, soucieux de préserver leurs intérêts économiques et géopolitiques. Cette configuration réduit donc considérablement, selon la logique de M. Duclos, l’espace d’un soutien international actif à la contestation populaire.

Sur le plan régional, les pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, sont en rivalité ouverte avec Téhéran. Ils privilégient toutefois et souvent des approches pragmatiques et indirectes, évitant une confrontation directe qui pourrait entraîner un conflit plus large.

Un régime iranien renforcé?

Pour qu’un soulèvement réussisse, plusieurs conditions doivent converger: un déclencheur fort et fédérateur, un leadership unifié, une organisation capable de résister à la répression et un contexte international qui limite la capacité du régime à étouffer la contestation.

Or, le régime iranien dispose encore d’un arsenal sécuritaire puissant, d’un appareil idéologique solide, et bénéficie d’un certain soutien populaire conservateur, notamment dans les zones rurales et chez les classes plus âgées.

Plutôt qu’un basculement démocratique, c’est donc un durcissement interne du régime qui semble se profiler. MM. Piron et Duclos nous confient: la répression est déjà en cours, avec des arrestations massives dans plusieurs villes. Une paranoïa s’installe au sommet notamment après l’infiltration du régime par les services israéliens et les menaces d’insurrection. Aujourd’hui c’est une méfiance croissante envers la population qui est de plus en plus alimentée. «Le régime va faire ce qu’il sait faire: réprimer, contraindre, verrouiller», tranche M. Piron.

Pour Michel Duclos, l’onde de choc de la guerre pourrait surtout déclencher une redistribution du pouvoir interne. «Des règlements de compte pourraient avoir lieu entre factions du régime, notamment dans les services de sécurité», prédit-il. Il anticipe une marginalisation progressive du clergé au profit de la branche sécuritaire des Gardiens de la révolution. Moins focalisée sur les questions de mœurs, cette aile pourrait se montrer plus résolue à poursuivre l’arme nucléaire en toute clandestinité.

Dans ce scénario, l’Iran évoluerait vers un régime plus autoritaire, plus militarisé, mais potentiellement légèrement moins conservateur sur le plan social. Une mutation interne, loin du mythe d’un soulèvement libérateur.

Au vu de la conjoncture actuelle, il faut dire que la guerre n’a pas affaibli le régime au point de provoquer son effondrement. Elle a même, un temps, resserré les rangs autour du pouvoir. Mais cet «effet drapeau» pourrait ne pas durer, assure M. Duclos. Le quotidien, marqué par la pauvreté, l’isolement diplomatique et la répression, risque de raviver l’exaspération.

La grande inconnue reste, selon lui, la capacité du régime à négocier sérieusement un nouvel accord avec les États-Unis. Une opportunité pourrait naître, mais le régime iranien a souvent manqué le coche, hésitant entre radicalité idéologique et réalisme politique.

 

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