Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal? Voici le troisième volet d’une série d’articles qui nous pousseront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions tendent.
En médecine, la référence normative c’est la santé qu’on définit généralement comme l’absence de symptômes pathologiques. Le Dr R. Leriche, lui, est l’auteur de la célèbre formule par laquelle il identifie la santé comme «la vie dans le silence des organes». Dans le prolongement de cette acception, G. Canguilhem conçoit l’individu sain comme celui qui peut tomber malade et se rétablir et la maladie comme un état de souffrance, adoptant le point de vue subjectif du malade, de son vécu propre en lien avec son expérience de la maladie, ainsi que de son rapport à la médecine et au médecin. Celui-ci ne peut avoir accès aux éprouvés du patient que s’il leur accorde égard et valeur et que le malade puisse et veuille en parler. Que fait le médecin de la plainte du malade? En tient-il compte? L’inclut-il dans son diagnostic? Il arrive souvent que le vécu affectif du malade soit, pour le mieux, ignoré, la tendance médicale actuelle s’orientant de plus en plus vers un traitement protocolaire, technique et plutôt quantitatif que qualitatif de la maladie et du malade.
Prenons l’exemple de ce que l’on appelle l' «Evidence Based Medicine» (EBM) ou «la médecine fondée sur les faits», dont le champ d’application est loin de se limiter uniquement à celui de la médecine. Malgré une définition prudente et se voulant humanisante, elle a pour objectif une gestion administrative et désubjectivisante du rapport au malade. Ce qui est recherché est l’efficience de l’organisation du soin, notamment dans sa gestion économique. Avec cette approche, la maladie n’est plus définie par la référence à une singularité ou au vécu d’un sujet mais par l’adéquation à une nouvelle norme gestionnaire standardisée. Cette normalisation de la pratique médicale est déjà en cours dans nombre de pays: la visite médicale, par exemple, y est limitée à quinze minutes, focalisée sur une seule pathologie, et à l’exposé par le malade de «faits» symptomatiques face à un médecin surmené, l’expression des affects étant perçue comme une perte de temps.
«Les progrès de la médecine ont eu des conséquences très importantes sur le traitement plus efficace des maladies. Mais d’autre part, ces progrès ont eu l’effet néfaste d’étendre les catégories de la norme et de la pathologie à des comportements psychosociaux qui relèvent d’une volonté de normaliser un sujet», écrit E. Roudinesco. Cette volonté normalisatrice s’est illustrée aux temps de la pandémie de la Covid-19, avec l’alliance étroite scellée entre des politiques, des médecins et des laboratoires pharmaceutiques, ce que le philosophe M. Foucault nomme le biopouvoir. L’épidémie était gérée comme un état de crise qu’il faut «manager» d’une manière pragmatique, quitte à sélectionner, pour les soigner, des malades gravement atteints en fonction de leur âge et de leur utilité pour la société de consommation. Une recherche effectuée par le site Lexbase, spécialiste en connaissances juridiques, qualifie la France de «démocratie défaillante»: «La France connaît un affaissement inédit des libertés, tel qu’il faut remonter jusqu’à l’occupation allemande pour en trouver un semblable. Liberté de circulation, liberté du commerce et de l’industrie, liberté d’expression, liberté de culte, liberté de manifestation, liberté d’association, liberté de l’enseignement, libertés médicales, libertés culturelles, droit de propriété, droit au juge, droit à la vie privée… voilà autant de libertés bafouées ou restreintes par les divers textes normatifs validés ou projetés par le gouvernement français».
Un médecin célèbre, Ph. Bichat, nous offre un point de vue qui permet à notre réflexion d’avancer un peu plus: «La vie, dit-il, est l’ensemble des fonctions qui résistent à la maladie». La santé est ainsi envisagée selon une perspective mobile, dynamique. Elle est perçue comme la lutte livrée par un sujet mobilisant ses forces physiques et psychiques pour demeurer en bonne forme ou pour retrouver un état de bien-être. L’état de santé n’est donc pas l’absence de maladie; ce qui est tout à fait normal c’est de tomber malade: «La menace de la maladie est un des constituants de la santé» (Canguilhem). Sur un mode humoristique, J. Romains fait dire au Dr Knock: «La santé est un état précaire qui ne présage rien de bon!».
Actuellement, l’état de santé est envisagé d’un point de vue holistique, en liaison étroite avec le fonctionnement psychosomatique d’un sujet dans son rapport avec son environnement. La science épigénétique a révolutionné la compréhension de l’état de santé en l’envisageant justement comme une interaction entre l’organique, le psychique et l’environnemental. Alors que jusqu’aujourd’hui des neuroscientistes attestent de la fatalité du déterminisme génétique, l’épigenèse démontre que notre code génétique est non seulement affecté par notre mode de vie et notre relation à l’environnement, mais qu’une atteinte génétique peut être réversible. Explication rapide: dans chaque être humain, il y a des gènes actifs, des gènes non-actifs et des gènes inhibés. Seulement 15% de ces composants génétiques sont au service du fonctionnement biologique. Les 85% restants moduleront l’expression des gènes en fonction de cinq facteurs principaux:
Ces cinq facteurs combinés entre eux affecteront le code génétique individuel, dans un rapport interactif permanent. Si, contrairement aux conceptions classiques sur l’immuabilité génétique, un mode de vie peut avoir une incidence sur les gènes et, par conséquent, sur l’état normal ou pathologique d’un sujet, alors des modifications de son mode de vie auront des incidences bénéfiques sur sa santé à la fois organique et psychique.
David Sayhyoun
Email: dsahyoun@gmail.com
En médecine, la référence normative c’est la santé qu’on définit généralement comme l’absence de symptômes pathologiques. Le Dr R. Leriche, lui, est l’auteur de la célèbre formule par laquelle il identifie la santé comme «la vie dans le silence des organes». Dans le prolongement de cette acception, G. Canguilhem conçoit l’individu sain comme celui qui peut tomber malade et se rétablir et la maladie comme un état de souffrance, adoptant le point de vue subjectif du malade, de son vécu propre en lien avec son expérience de la maladie, ainsi que de son rapport à la médecine et au médecin. Celui-ci ne peut avoir accès aux éprouvés du patient que s’il leur accorde égard et valeur et que le malade puisse et veuille en parler. Que fait le médecin de la plainte du malade? En tient-il compte? L’inclut-il dans son diagnostic? Il arrive souvent que le vécu affectif du malade soit, pour le mieux, ignoré, la tendance médicale actuelle s’orientant de plus en plus vers un traitement protocolaire, technique et plutôt quantitatif que qualitatif de la maladie et du malade.
Prenons l’exemple de ce que l’on appelle l' «Evidence Based Medicine» (EBM) ou «la médecine fondée sur les faits», dont le champ d’application est loin de se limiter uniquement à celui de la médecine. Malgré une définition prudente et se voulant humanisante, elle a pour objectif une gestion administrative et désubjectivisante du rapport au malade. Ce qui est recherché est l’efficience de l’organisation du soin, notamment dans sa gestion économique. Avec cette approche, la maladie n’est plus définie par la référence à une singularité ou au vécu d’un sujet mais par l’adéquation à une nouvelle norme gestionnaire standardisée. Cette normalisation de la pratique médicale est déjà en cours dans nombre de pays: la visite médicale, par exemple, y est limitée à quinze minutes, focalisée sur une seule pathologie, et à l’exposé par le malade de «faits» symptomatiques face à un médecin surmené, l’expression des affects étant perçue comme une perte de temps.
«Les progrès de la médecine ont eu des conséquences très importantes sur le traitement plus efficace des maladies. Mais d’autre part, ces progrès ont eu l’effet néfaste d’étendre les catégories de la norme et de la pathologie à des comportements psychosociaux qui relèvent d’une volonté de normaliser un sujet», écrit E. Roudinesco. Cette volonté normalisatrice s’est illustrée aux temps de la pandémie de la Covid-19, avec l’alliance étroite scellée entre des politiques, des médecins et des laboratoires pharmaceutiques, ce que le philosophe M. Foucault nomme le biopouvoir. L’épidémie était gérée comme un état de crise qu’il faut «manager» d’une manière pragmatique, quitte à sélectionner, pour les soigner, des malades gravement atteints en fonction de leur âge et de leur utilité pour la société de consommation. Une recherche effectuée par le site Lexbase, spécialiste en connaissances juridiques, qualifie la France de «démocratie défaillante»: «La France connaît un affaissement inédit des libertés, tel qu’il faut remonter jusqu’à l’occupation allemande pour en trouver un semblable. Liberté de circulation, liberté du commerce et de l’industrie, liberté d’expression, liberté de culte, liberté de manifestation, liberté d’association, liberté de l’enseignement, libertés médicales, libertés culturelles, droit de propriété, droit au juge, droit à la vie privée… voilà autant de libertés bafouées ou restreintes par les divers textes normatifs validés ou projetés par le gouvernement français».
Un médecin célèbre, Ph. Bichat, nous offre un point de vue qui permet à notre réflexion d’avancer un peu plus: «La vie, dit-il, est l’ensemble des fonctions qui résistent à la maladie». La santé est ainsi envisagée selon une perspective mobile, dynamique. Elle est perçue comme la lutte livrée par un sujet mobilisant ses forces physiques et psychiques pour demeurer en bonne forme ou pour retrouver un état de bien-être. L’état de santé n’est donc pas l’absence de maladie; ce qui est tout à fait normal c’est de tomber malade: «La menace de la maladie est un des constituants de la santé» (Canguilhem). Sur un mode humoristique, J. Romains fait dire au Dr Knock: «La santé est un état précaire qui ne présage rien de bon!».
Actuellement, l’état de santé est envisagé d’un point de vue holistique, en liaison étroite avec le fonctionnement psychosomatique d’un sujet dans son rapport avec son environnement. La science épigénétique a révolutionné la compréhension de l’état de santé en l’envisageant justement comme une interaction entre l’organique, le psychique et l’environnemental. Alors que jusqu’aujourd’hui des neuroscientistes attestent de la fatalité du déterminisme génétique, l’épigenèse démontre que notre code génétique est non seulement affecté par notre mode de vie et notre relation à l’environnement, mais qu’une atteinte génétique peut être réversible. Explication rapide: dans chaque être humain, il y a des gènes actifs, des gènes non-actifs et des gènes inhibés. Seulement 15% de ces composants génétiques sont au service du fonctionnement biologique. Les 85% restants moduleront l’expression des gènes en fonction de cinq facteurs principaux:
- L’alimentation
- L’entretien physique du corps
- L’intensité des tensions psychiques et physiques
- Le plaisir que l’on retire de l’existence
- Les satisfactions éprouvées lors des interactions à l’intérieur des divers environnements de vie.
Ces cinq facteurs combinés entre eux affecteront le code génétique individuel, dans un rapport interactif permanent. Si, contrairement aux conceptions classiques sur l’immuabilité génétique, un mode de vie peut avoir une incidence sur les gènes et, par conséquent, sur l’état normal ou pathologique d’un sujet, alors des modifications de son mode de vie auront des incidences bénéfiques sur sa santé à la fois organique et psychique.
David Sayhyoun
Email: dsahyoun@gmail.com
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