Arménie fracturée: la foi au cœur du pouvoir
©ARIS MESSINIS / AFP

Un coup de tonnerre dans une Arménie déjà en pleine tourmente. Le 26 juin, l’archevêque Bagrat Galstanian, figure montante de l’opposition, a été placé en détention provisoire à Erevan. Chef du mouvement Srbazan Paykar (Lutte sacrée), il est accusé d’avoir voulu renverser par la force le gouvernement de Nikol Pachinian. Les autorités lui reprochent d’avoir acquis des armes et tenté de former des groupes armés pour «déstabiliser la République». De son côté, le Premier ministre dénonce un «plan à grande échelle du clergé criminel oligarchique», tandis que les soutiens de l’archevêque crient au procès politique.

Cet épisode, inédit par la gravité des accusations visant un haut dignitaire religieux, illustre une fracture profonde entre l’État et l’Église, dans un pays toujours en quête d’un nouveau contrat social.

Un pouvoir et un clergé à couteaux tirés

Sur Telegram, Nikol Pachinian a clairement lancé la bataille politique. Le chef du gouvernement évoque des groupes armés clandestins, hors des structures officielles, qu’il impute aux partisans de Galstanian. Le Comité d’enquête parle, quant à lui, de la préparation d’actes terroristes et même de la constitution d’un «gouvernement de transition» destiné à prendre le contrôle du pays.

Ces accusations, vigoureusement contestées par les avocats de l’archevêque, s’inscrivent dans un contexte de défiance nourrie par des années de tensions croissantes. L’Église apostolique arménienne, forte de son prestige historique, s’était déjà opposée à plusieurs décisions gouvernementales, notamment sur la gestion du Haut-Karabakh et la restitution de territoires à l’Azerbaïdjan. En 2024, Galstanian avait mené d’importantes manifestations contre ces compromis, jugés par le pouvoir indispensables pour éviter un nouveau conflit.

La tension est montée d’un cran en juin 2025 lorsque le Premier ministre a publiquement critiqué Garéguine II, le catholicos – chef spirituel de l’Église – qui avait dénoncé la gestion gouvernementale de la crise. Pachinian lui a prêté des propos et des influences controversées qui ont achevé de braquer le clergé, lequel appelle désormais à la démission du Premier ministre.

Une Église indissociable de l’identité arménienne

Pour comprendre l’ampleur du conflit, il faut remonter aux racines mêmes de l’Arménie. Premier pays à avoir adopté le christianisme comme religion d’État, dès le début du IVᵉ siècle, l’Arménie a fait de son Église apostolique bien plus qu’un simple lieu de culte. Loin de se limiter au spirituel, elle a incarné l’âme collective d’une nation souvent privée d’État.

À travers les siècles, sous les dominations ottomane, perse, russe puis soviétique, l’Église a été la gardienne des traditions, de la langue, des rites et de la mémoire historique. En période d’oppression, ses monastères servaient d’écoles clandestines, ses prêtres, de passeurs de culture, ses fêtes religieuses, de refuges identitaires. Elle a constitué un fil rouge reliant les générations dans l’adversité.

La Constitution de 1991 lui a conféré un statut spécial, la reconnaissant comme dépositaire des valeurs nationales. Ce rôle historique lui donne une influence considérable, à la fois comme garant de la continuité et comme ciment symbolique d’une société profondément marquée par les crises.

Pourtant, ce rôle moral fait de l’Église un contre-pouvoir naturel, qui s’exprime avec force sur les enjeux majeurs touchant à l’âme du pays: la laïcité, les réformes sociales, mais aussi l’orientation géopolitique. Sa présence dans le débat politique divise, séduisant certains comme un rempart des traditions, irritant d’autres qui la voient comme un frein aux transformations nécessaires.

Le poids des défaites et des rancunes

La fracture actuelle puise ses racines dans la défaite militaire de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan dans la guerre du Haut-Karabakh. Entre 1988 et 1994, Erevan avait pris le contrôle de cette région majoritairement arménienne, au prix d’un conflit sanglant. Mais en septembre 2023, l’offensive éclair de Bakou a bouleversé cet équilibre, provoquant l’exode de dizaines de milliers d’Arméniens.

Cette défaite a laissé un goût amer. Pachinian, au pouvoir depuis 2018 à la suite de la Révolution de Velours, est devenu la cible principale des critiques. L’Église, à travers Galstanian et le catholicos, dénonce sa gestion et exige sa démission. La restitution en 2024 de plusieurs villages frontaliers, perçue comme un compromis douloureux, a ravivé les colères.

La société arménienne se déchire entre ceux qui appellent à tourner la page, à travers un compromis pragmatique, et ceux qui réclament une ligne dure face à Bakou et Ankara. Dans ce paysage fracturé, l’Église agit comme un porte-voix puissant des frustrations populaires.

Un bras de fer aux multiples dimensions

Au-delà des tensions internes, cette crise s’inscrit dans un contexte géopolitique mouvant. La Russie, alliée historique depuis l’époque tsariste et soviétique, voit son influence contestée. Son inaction lors de l’offensive azerbaïdjanaise de 2023 dans le Haut-Karabakh a suscité un sentiment de trahison au sein de la population et des élites arméniennes.

Depuis, Erevan cherche à rééquilibrer ses alliances. Le pays a amorcé un rapprochement prudent avec l’Union européenne et les États-Unis, tout en ouvrant un dialogue avec la Turquie et l’Azerbaïdjan, une démarche très controversée et profondément clivante en Arménie.

Certains analystes, comme Areg Kochinyan, président du Research Center on Security Policy à Erevan, cité par CivilNet et Armenpress, estiment que des cercles conservateurs proches de Moscou pourraient encourager les opposants les plus radicaux. Les autorités arméniennes évoquent, sans preuves publiques à ce stade, des projets de création de «200 unités armées autonomes». Un groupe formé en Russie avait déjà été démantelé en 2024, soupçonné de préparer des actions violentes.

Pour le gouvernement, ces mouvements constituent une menace existentielle contre la stabilité de l’État et la paix fragile dans la région. Pour l’opposition et les défenseurs de Galstanian, ils illustrent plutôt un durcissement autoritaire, une instrumentalisation de la justice destinée à faire taire toute contestation.

Un contrat social ébranlé

Cette crise révèle une vulnérabilité plus profonde: celle du contrat social arménien. Depuis l’indépendance, en 1991, ce contrat repose sur un fragile équilibre entre institutions politiques, Église, armée et population, unis par le souvenir des épreuves et la défense de la nation. La Révolution de velours de 2018 avait ravivé l’espoir d’un renouveau démocratique. Mais les défaites militaires, les scandales de corruption et les divisions politiques ont progressivement miné la confiance citoyenne.

Dans un pays où les institutions civiles peinent à s’imposer pleinement et où la foi reste un refuge pour une société meurtrie, les frontières entre religieux et politique demeurent floues.

 

 

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