L’ombre des devises: Israël mène la guerre aux bureaux de change du Hezbollah
©Ici Beyrouth

À l’heure où le ciel du Liban-Sud gronde toujours sous les frappes aériennes et les tirs de drones israéliens, une autre guerre, tout aussi stratégique, semble s’intensifier. C’est celle que mène Tel-Aviv, de manière plus affichée aujourd’hui, contre les réseaux financiers du Hezbollah.

Mercredi, un tournant relativement inédit a été franchi à ce niveau. L’armée israélienne a publié une carte exposant plusieurs bureaux de change libanais, les accusant de jouer un rôle central dans le financement de l'organisation chiite, soutenue par l’Iran. Le message est clair: rien ni personne n’est à l’abri de la traque militaire et économique menée par Tel-Aviv contre les bras militaires de Téhéran.

Une stratégie de frappe financière ciblée

Dans un communiqué publié mercredi, l’armée israélienne a revendiqué la mort de Haitham Abdallah Bakri, présenté comme un «pilier du dispositif financier du Hezbollah» et patron du réseau de change Al-Sadek. L’opération, menée au Liban-Sud sur base de renseignements militaires, visait explicitement à démanteler ce que Tel-Aviv appelle «l’infrastructure économique du terrorisme».

L'annonce a été suivie de la publication d’une carte listant plusieurs bureaux de change répartis entre Beyrouth, la Békaa (notamment Chtaura) et le Liban-Sud, tous accusés de servir de courroie de transmission entre Téhéran et la banlieue sud de Beyrouth. Parmi les noms cités: Maliha Exchange (sous Hussein Chahine), Al-Insaf Exchange (sous Ali Chams), Hassan Ayache, Ramez Mecattaf ou encore Yara Exchange (sous Mohammad Badr Barbir). Tous désormais dans la ligne de mire israélienne.

La carte diffusée ne serait pas un simple outil de propagande. Elle semble esquisser une liste d’éliminations planifiées, comme l’indiquent deux précédents évocateurs: Mohammad Srour, changeur exécuté dans sa villa à Beit Méry en avril 2024, et Haitham Bakri, tué mardi par un missile de précision. Deux hommes, deux morts violentes et un point commun: leur rôle dans le transfert d’argent au Hezb.

L’économie fantôme du Hezbollah

Depuis des années, les sanctions internationales, puis la crise économique qui frappe le Liban de plein fouet depuis 2020 ont forcé le Hezbollah à réinventer ses circuits de financement. Le renforcement du contrôle aux frontières avec l’avènement d’un nouveau régime au Liban a accentué cette tendance. Les flux monétaires se sont déplacés vers l’économie grise du change, une toile d’araignée de bureaux souvent familiaux, peu régulés mais capables de faire transiter des millions de dollars en toute discrétion.

Selon des rapports du Trésor américain, ce système s’appuie sur une combinaison de comptes bancaires anonymisés, sociétés écrans et circuits parallèles actifs en Turquie, en Irak, aux Émirats arabes unis et jusqu’en Russie. C’est dans ce contexte qu’opéraient des figures comme Behnam Shahriari, commandant de l’unité 190 de la force Al-Qods, tué récemment en Iran. Il était chargé de piloter ces flux de devises, de les dissimuler, puis de les injecter dans les circuits du Hezbollah via des bureaux de change libanais.

La guerre ne se joue désormais plus uniquement sur les collines du Liban-Sud, mais dans les comptoirs anonymes où s’échangent des liasses de billets.

Selon un expert ayant largement étudié le réseau financier illicite du Hezbollah et interrogé par Ici Beyrouth, cette nouvelle stratégie est redoutablement efficace. «Israël ne se contente plus de bombarder des rampes de lancement ou des caches d’armes. Il veut tarir la source même qui permet au Hezbollah de survivre et de combattre. Chaque roquette, chaque salaire de combattant, commence par un virement», dit-il.

Selon lui, «l’élimination rapide de deux figures centrales, à savoir Mohammad Srour et Haitham Bakri, ne laisse aucun doute sur l’existence d’une kill list financière, élaborée avec minutie». Et pour la première fois, les cibles ne sont plus des chefs militaires ou des ingénieurs balistiques, mais des comptables de guerre.

Hawala: la colonne vertébrale souterraine du financement du Hezbollah

Derrière ces comptoirs visés par les drones, se cache un système bien plus vaste, opaque et plus difficile à détruire que ne le laissent penser les frappes ciblées: celui de Hawala.

Utilisé depuis des siècles au Moyen-Orient, ce mécanisme informel permet de transférer des fonds sans passer par les banques. Il repose sur la confiance personnelle entre agents, l’absence de traçabilité électronique et une extrême résilience face aux sanctions.

Selon des documents déclassifiés du réseau de lutte contre les crimes financiers (Financial Crimes Enforcement Network) aux États-Unis, le Hezbollah exploite ce système à travers des réseaux de confiance bien établis, souvent communautaires, pour faire transiter des dizaines de millions de dollars en contournant les sanctions bancaires.

Selon plusieurs enquêtes du Trésor américain, de l’Organisation des Nations unies et d’organisations spécialisées dans la traque des flux financiers illicites, il constitue donc l’un des piliers essentiels du financement international du Hezb. La formation pro-iranienne en fait un usage systématique pour faire circuler des fonds entre l’Iran, l’Irak, la Syrie, les pays du Golfe, l’Europe, l’Asie, l’Afrique et le Liban, à travers un maillage de bureaux partenaires, parfois familiaux, souvent dissimulés derrière des activités commerciales licites.

D’ailleurs, il ressort de rapports de la FATF (Financial Action Task Force) et de l’Ofac que certains bureaux de change à Beyrouth, Zahlé ou Nabatiyé fonctionnaient comme des nœuds de compensation entre «hawaladars» (courtiers), permettant de solder les dettes inter-agences via des transferts commerciaux, des importations ou des prêts fictifs.

Le principe est simple, explique l’expert à Ici Beyrouth: un donneur remet une somme en liquide à un «hawaladar» local, qui envoie l’ordre via téléphone ou messagerie sécurisée à un correspondant dans un autre pays (Turquie, Émirats, Syrie, Irak, Iran, mais aussi Allemagne, Belgique ou Côte d’Ivoire). Le bénéficiaire reçoit alors l’équivalent de la somme perçue, souvent sans aucune trace formelle. La dette entre les deux agents est réglée plus tard, via des compensations commerciales ou des transferts dissimulés.

Pour ce qui est du Liban, une fois les fonds arrivés, ils sont redistribués via l’institution Al-Qard al-Hassan. Derrière sa façade d’association caritative islamique, l’institution financière du Hezbollah réceptionne les fonds en provenance de la diaspora libanaise, souvent acheminés via Hawala, pour les redistribuer sous forme de prêts, de salaires ou d’investissements.

Aujourd’hui, Israël estime que ces réseaux, bien que civils en apparence, sont aussi stratégiques qu’un dépôt de roquettes et l’État hébreu semble déterminé à les frapper en profondeur.

CTEX et les ramifications du système Hawala

Parmi les entités clés identifiées dans la guerre monétaire contre le Hezbollah figure la Compagnie de change CTEX, l’une des principales sociétés libanaises de transfert de fonds, visée directement par les sanctions du Bureau de contrôle des avoirs étrangers (Ofac) du Trésor américain, en février 2023. Selon les documents publiés à l’époque, CTEX était impliquée dans le transfert régulier de millions de dollars vers le Liban, destinés à financer les activités du Hezbollah via des mécanismes dissimulés.

L’Ofac a établi que CTEX avait agi comme canal financier clandestin pour le compte de la force iranienne Al-Qods, en étroite coordination avec plusieurs agents financiers du Hezbollah. Des rapports indiquent que la société aurait joué un rôle central dans la compensation entre «hawaladars», opérant à Damas, Beyrouth, Téhéran et Bagdad, en facilitant le blanchiment de fonds à travers des sociétés écrans, des contrats fictifs et des factures gonflées.

En avril 2023, les États-Unis ont identifié, selon une source sécuritaire, 52 sociétés-écrans en Afrique du Sud, Angola, Côte d’Ivoire et République démocratique du Congo, gérées par Nazem Saïd Ahmad, diamantaire de Beyrouth, liées à des réseaux de blanchiment avec des sommes allant jusqu’à 440 millions de dollars entre 2020 et 2022.

Les fonds collectés via ces circuits étaient ensuite acheminés vers l’association Al-Qard al-Hassan ou vers des personnalités proches du leadership militaire du Hezbollah.

Le nom de CTEX apparaît également dans des documents d'enquête confidentiels des autorités européennes, qui mènent des investigations sur des transferts d’argent liés à la diaspora chiite depuis la Belgique, l’Allemagne et la Suède, à destination de changeurs partenaires au Liban. L’un des circuits identifiés utilisait des agents affiliés à CTEX pour réceptionner les fonds, les convertir en cash, et les faire circuler vers les circuits internes du parti.

En s’attaquant aux bureaux de change, Israël redéfinit ainsi les contours de la guerre.

 

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