L’atome sous condition: l’ambivalence du nucléaire civil
Un employé marche dans l'atelier de fabrication Georges Besse 2, un site d'enrichissement d'uranium, à la centrale nucléaire de Tricastin à Saint-Paul-Trois-Châteaux, dans le sud de la France, le 21 avril 2023. ©Sylvain Thomas / AFP

Alors que de nombreux pays exploitent l’atome à des fins de développement énergétique ou pour soigner le cancer, d’autres suscitent les inquiétudes en enrichissant l’uranium à des niveaux proches de ceux requis pour la fabrication d’une bombe nucléaire.

Une énergie à double usage

Le nucléaire civil désigne l’usage de la fission de l’uranium à des fins non militaires, comme la production d’électricité, la recherche ou les traitements médicaux (radiothérapie, imagerie isotopique). Ce domaine repose sur l’emploi d’uranium faiblement enrichi (LEU), dont la concentration en uranium-235 se situe généralement entre 3 et 5%. Ces taux sont adaptés aux réacteurs à eau légère et restent très en deçà des 85 à 90% nécessaires pour produire une arme nucléaire.

Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), en vigueur depuis 1968, consacre dans son article IV le droit des États signataires à développer un programme nucléaire à des fins civiles. Mais ce droit s’accompagne d’obligations strictes: les articles I et II du TNP interdisent toute assistance ou intention de produire une arme nucléaire.

Le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) rappelle que l’enrichissement n’est légal que s’il reste strictement civil, transparent et conforme aux inspections internationales. Le Hudson Institute va plus loin: même à bas niveau, un enrichissement national sans surveillance rigoureuse peut dissimuler des ambitions militaires.

La technologie est duale: les centrifugeuses qui produisent du LEU peuvent, moyennant ajustements, servir à obtenir du HEU (uranium hautement enrichi), utilisable pour un engin nucléaire. Cette ambiguïté technique impose un contrôle international serré, faute de quoi la frontière entre civil et militaire devient poreuse.

Qui enrichit légalement l’uranium?

Plusieurs États disposent de capacités d’enrichissement reconnues et contrôlées. La Chine, par exemple, comptait environ 8 millions d’unités de travail de séparation (SWU) en 2020, un chiffre qui pourrait dépasser 19 millions d’ici 2030, selon la World Nuclear Association. Elle prévoit même d’exporter une partie de cette capacité.

La Russie, elle, via Rosatom, opère plusieurs sites industriels pour un total d’environ 24 millions SWU par an.

Quant au consortium Urenco (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas, avec une filiale aux États-Unis), il produit chaque année près de 18 à 19 millions SWU.

Sa centrale d’Eunice, au Nouveau-Mexique, est en voie d’expansion. En France, l’usine Georges-Besse II à Tricastin fournit environ 7,5 millions SWU/an. Le Japon, malgré les retards accumulés, vise 1,5 million SWU d’ici à 2027 à travers le projet de Rokkasho.

Le SIPRI souligne que la montée parallèle des capacités civiles et militaires rend les inspections plus complexes et fragilise le régime du TNP. Le Hudson Institute insiste sur une exigence centrale: pas d’enrichissement sans transparence totale.

La Fondation pour la défense des démocraties (Foundation for Defense of Democracies-FDD) va plus loin, estimant que tout accord avec l’Iran devrait inclure une interdiction absolue de toute infrastructure d’enrichissement domestique tant que les garanties internationales ne sont pas jugées suffisantes.

Une alternative: l’approvisionnement externalisé

Face aux risques liés à l’enrichissement domestique, nombre de pays préfèrent importer leur combustible nucléaire. Des fournisseurs tels que la Russie, la Chine, la France ou Urenco, assurent une grande partie de l’approvisionnement mondial.

Pour réduire la dépendance stratégique, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a mis en place une banque de LEU à Oskemen, au Kazakhstan, opérationnelle depuis 2019.

Cette réserve contient environ 90 tonnes de combustible, disponibles en cas de rupture d’approvisionnement commercial. Elle incarne une solution multilatérale permettant aux pays signataires du TNP d’alimenter leurs réacteurs sans infrastructure nationale d’enrichissement.

Le cycle du combustible est de plus en plus transnational: l’uranium extrait au Kazakhstan (représentant 40% de la production mondiale) est parfois enrichi en Russie ou en Chine, transformé ailleurs en combustible, puis exporté à nouveau.

Ce modèle permet à un État de maintenir un programme civil sans avoir à enrichir lui-même, à condition que les chaînes logistiques internationales restent fluides.

L’Iran, entre droit et défiance

Le cas iranien illustre les tensions autour de l’enrichissement. Téhéran affirme exercer son droit au nucléaire civil, mais enrichit à des niveaux qui franchissent la ligne rouge.

Selon l’AIEA, les installations de Natanz et Fordo produisent de l’uranium enrichi jusqu’à 60%, ce qui représente une progression technique significative vers les 90%.

Contrairement aux autres puissances nucléaires civiles, l’Iran limite l’accès de ses installations aux inspecteurs internationaux tout en opérant à des taux élevés. Cette opacité alimente la méfiance et affaiblit la distinction entre usage pacifique et programme dissimulé. Le SIPRI alerte: si le TNP devient un outil à géométrie variable, sa légitimité s’érode. Le Hudson Institute rappelle qu’en l’absence de contrôle strict, la tentation militaire peut l’emporter.

Dans un monde polarisé, où la technologie nucléaire reste à la fois promesse énergétique et menace existentielle, la frontière entre civil et militaire n’a jamais été aussi ténue. Le défi des prochaines décennies ne sera pas de savoir qui enrichit, mais comment – et sous quel contrôle. Car si l’atome civil nourrit des nations, il peut aussi, s’il échappe au regard, les faire vaciller.

 

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