
À flanc de falaise, accrochée aux contreforts du Qalamoun, Maaloula regarde le vide. Derrière une façade pittoresque se cache une réalité plus âpre: celle d’une langue et d’une culture en état de siège. Une identité minoritaire prise dans les tenailles d’un nationalisme centralisateur, d’une altérisation institutionnalisée et d’un siècle d’assimilation silencieuse.
Maaloula ne meurt pas, elle s’efface. Lentement. Politiquement. Systématiquement.
Le mythe de l’homogénéité nationale contre les marges
«Notre langue n’a pas de papiers. Elle vit, mais sans existence légale», résume un habitant qui a préféré garder l’anonymat. Une langue sans statut, sans visibilité, sans droit.
Depuis la fondation de la République arabe syrienne, l’unité nationale s’est construite sur un socle rigide: un peuple, une langue, un État. L’arabité, en tant que vecteur idéologique, a été pensée comme un ciment, une réponse à la fragmentation ottomane puis coloniale. Mais ce ciment a progressivement recouvert les marges. En 1953, une première réforme scolaire impose l’arabe comme seule langue d’enseignement dans toutes les régions.
À partir des années 1960, notamment sous le régime baasiste, les langues minoritaires – le kurde, l’araméen, le syriaque ou le turkmène – sont graduellement exclues de l’espace éducatif au nom de la «cohésion républicaine». La Constitution syrienne de 1973 insiste: l’article 1 stipule que «le peuple de la région arabe de Syrie fait partie de la Nation arabe»; l’article 4 affirme que «la langue officielle est l’arabe»; et l’article 21 sur les principes et l’éducation souligne que «la culture nationale et sociale est le fondement de l’édification de la société arabe socialiste unie. Elle tend à renforcer les valeurs morales conformes aux idéaux de la Nation arabe». Dès lors, la nation syrienne se pense et s’enseigne en arabe.
Pour Maaloula, cette politique s’est traduite par un effacement progressif de la langue dans la sphère publique. À l’école, les enfants apprennent en arabe et se taisent dans leur langue maternelle. De facto, l’araméen n’est ni enseigné dans les établissements scolaires, ni valorisé par les institutions. Officiellement, seuls l’arabe dialectal et l’arabe classique ont droit de cité. Dans ce contexte, la transmission intergénérationnelle repose entièrement sur l’oralité domestique. «Mes enfants comprennent quand je leur parle en araméen, mais ils me répondent en arabe», souffle Rita, 45 ans, institutrice dans une école publique du village.
Du patrimoine à la vitrine: l’araméen instrumentalisé et marginalisé
Cette invisibilisation ne signifie pas un oubli total. L’araméen n’est pas interdit; il est toléré, mais à condition de rester décoratif. C’est ce qu’on appelle «l’altérité contrôlée»: laisser exister l’autre dans l’imaginaire collectif, mais toujours en périphérie, jamais au centre. L’araméen est toléré comme trace folklorique, non comme langue vivante. Son image dans les médias officiels syriens est réduite à quelques chansons patrimoniales, des danses traditionnelles ou des récitations religieuses sur fond de pierres anciennes. Le tout filmé à la lueur d’une bougie, comme pour en souligner l’exotisme.
«On vient ici nous filmer pendant la messe de Noël, on nous fait réciter le Notre Père en araméen, puis on repart à Damas avec l’image d’un pays tolérant», ironise Rena, habitante de Maaloula et choriste dans une église du village.
Dès lors, les habitants de Maaloula sont les figurants d’une Syrie imaginaire, «une carte postale multiculturelle, une carte de visite de ce discours pluricommunautaire, d’un régime capable de transcender les appartenances confessionnelles. Mais, évidemment, c’est une façade», souligne le sociologue Daniel Meier. Ce qu’il va appeler la folklorisation ou la muséification identitaire est ici une stratégie étatique: elle permet de neutraliser la charge politique des langues minoritaires en les enfermant dans un imaginaire patrimonial, dépouillé de revendications contemporaines.
Une altérité encadrée, dépolitisée, digeste.
Une double blessure identitaire: araméens et chrétiens dans la tourmente
Cette marginalisation s’accompagne d’un second silence: celui de la religion. La communauté de Maaloula, majoritairement chrétienne, se trouve à la croisée de deux altérités: langue assimilée, foi minoritaire.
À Maaloula, la majorité de la population est chrétienne. Grecs-catholiques et grecs-orthodoxes cohabitent, parlent la même langue et partagent la mémoire d’une communauté minoritaire dans un pays à environ 90% musulman. L’histoire du christianisme syrien est ancienne, mais dans la modernité politique de l’État syrien, elle a souvent été effacée ou instrumentalisée. «Quand on parle de coexistence en Syrie, on parle d’un pacte tacite: on vous laisse pratiquer si vous restez invisibles politiquement», analyse Élias, enseignant d’histoire à Damas
Le régime syrien se dit laïc. En réalité, il s’appuie sur un équilibre confessionnel fragile et une instrumentalisation permanente des appartenances religieuses. En 1973, la suppression temporaire par Hafez al-Assad de la clause exigeant que le président soit musulman a déclenché une vague de protestation, forçant le régime à faire marche arrière. Cet épisode marque les limites de la sécularisation syrienne.
Dès lors, être chrétien et parler une langue non arabe, c’est cumuler deux formes de marginalité. C’est vivre dans une double périphérie, dans un État façonné par l’idéologie panarabe. «Les araméens en Syrie, c’est une minorité dans une minorité. Ils subissent une double ostracisation», insiste Daniel Meier.
«Quand j’ai voulu enregistrer un petit recueil de poèmes en araméen, on m’a demandé de les traduire en arabe littéraire pour les rendre ‘accessibles’», raconte Mireille, poétesse amateure de Maaloula. «On nous demande toujours de nous adapter. Pourquoi pas l’inverse?»
Derrière cette injonction à l’arabité se cache une logique binaire: celle du dominant et du dominé. La langue, en Syrie comme ailleurs, n’est jamais neutre. Elle est le lieu d’un pouvoir. Celui de nommer, de dire, d’exister publiquement.
L’instrumentalisation politique
Depuis 2011, la guerre civile syrienne a ravivé et exacerbé des fractures identitaires déjà anciennes, transformant Maaloula en un théâtre de violence symbolique et physique. En septembre 2013, l’attaque du village par le Front al-nosra, groupe jihadiste lié à Al-Qaïda, a dépassé la simple prise de contrôle territoriale: c’est toute une mémoire collective qui a été attaquée.
L’intervention militaire du régime syrien qui reprend Maaloula en 2014 s’accompagne d’un récit politique soigneusement construit. Maaloula devient alors un emblème dans la narration officielle: la Syrie plurielle, menacée par l’extrémisme, mais sauvée par le gouvernement central. Le sociologue Daniel Meier considère que les habitants du village ont été les «idiots utiles» du groupe baasiste pour légitimer leur système de fragmentation identitaire.
Ce récit glorifiant, relayé par les médias d’État, vise à démontrer la légitimité du régime et son rôle de protecteur des minorités religieuses, faisant de Maaloula un symbole de résilience nationale. «Après la libération, tout le monde voulait que Maaloula soit une image parfaite de la Syrie que le régime défend. Mais dans la vie quotidienne, rien n’a changé», confie Rena.
En transformant Maaloula en vitrine d’un État sauveur, le discours officiel liquide les questions de reconnaissance et de droits culturels que les habitants réclament depuis des décennies.
Ce mécanisme d’instrumentalisation s’inscrit dans un registre plus large où les identités minoritaires sont convoquées au gré des intérêts politiques: réduites à des symboles quand cela sert le pouvoir, oubliées quand elles dérangent l’uniformité nationale.
L’araméen à Maaloula vit un exil intérieur: chez lui mais confiné, parlant sans être écouté, présent sans être reconnu.
Il ne s’agit pas ici d’une extinction naturelle. Il s’agit d’un exil organisé par une idéologie de l’uniformité. Celle qui pense la nation comme un monolithe et l’altérité comme un danger. Un effacement qui nie la richesse des marges, qui transforme la diversité en menace. Maaloula ne demande pas de reconnaissance symbolique. Elle demande à exister pleinement, dans sa complexité et sa différence.
Mais pour cela, il faudrait d’abord cesser de la regarder comme une relique.
* tous les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat
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