Lettre aux participants du Synode mondial des Grecs-Catholiques Melkites Zahlé, le 21 juin 2025
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Très chers Pères synodaux,

Vénérables membres du clergé,

Frères et sœurs dans le Christ,

Je vous écris aujourd’hui, non pour ajouter un discours à la solennité de ce synode historique, mais pour confier une parole ardente que je porte en moi depuis longtemps – une parole faite de chair, de mémoire, de promesse, et peut-être aussi de juste colère. Cette parole, c’est celle de la solidarité, non pas comme un concept abstrait ou une posture de circonstance, mais comme une exigence évangélique, une nécessité historique et un acte de foi. Car ce qui se joue ici, aujourd’hui, dans ce rassemblement sans précédent de l’Église melkite universelle, ce n’est rien de moins que notre capacité à redevenir un corps.

La Providence a voulu que cette assemblée se tienne à Zahlé. Non pas à Beyrouth, non pas à Rome, mais ici: à Zahlé. Ce nom n’est pas un hasard. Zahlé, la ville des sept clochers, la fiancée du Berdawni, la sentinelle du Liban chrétien. Zahlé, martyrisée plus d’une fois, toujours debout, toujours fidèle, toujours libre. Zahlé, berceau de ceux qui préféraient mourir ensemble que vivre à genoux.

En 1860, ils étaient six cents. Six cents combattants, restés seuls à défendre une ville encerclée, assiégée, abandonnée. Et tous sont tombés. Tous. Quand l’armée française est montée, des jours plus tard, elle retrouva les corps. Six cents martyrs. Tous frappés d’une balle dans la poitrine. Aucun dans le dos. Aucun n’avait fui. Ils étaient tombés en héros. Tombés les yeux ouverts, les bras encore levés, les mains crispées sur leurs armes, dans les ruelles et les vignes, sur les toits et dans les vergers. Zahlé avait saigné, mais elle n’avait pas cédé.

Ce jour-là, elle ne fut pas seulement un champ de bataille. Elle fut un évangile en acte. Une eucharistie historique: les corps brisés, le sang versé, l’ennemi stupéfait par une communauté liée non par les armes, mais par l’alliance du sacrifice.

Mais qu’avons-nous fait de cet héritage?

Il ne suffit pas d’ériger des statues, ni de nommer nos écoles d’après les saints ou les martyrs. Le nom de Youssef ne demeure vivant que si son geste – celui de se jeter au-devant de l’ennemi pour défendre Zahlé – continue de vibrer en nous. Le sacrifice de Khalil, tombé les armes à la main pour cette ville qu’il aimait plus que sa propre vie, ne trouve son sens que si nous le prolongeons dans nos engagements. La bravoure de Yasmina, cette femme qui prit les armes aux côtés des siens pour ne pas livrer Zahlé à la honte, est encore une source – mais seulement si nous osons y puiser la force du lien et du refus de la peur.

Nous avons laissé la mémoire devenir folklore. Nous avons fait de la fidélité un chant de messe, non une ligne de conduite. Nous avons mis l’honneur dans les discours, alors qu’il doit habiter les actes.

Et surtout, nous avons laissé se fissurer ce qui faisait notre force: le lien.

Le lien entre les générations.

Le lien entre les familles.

Le lien entre la diaspora et les résidents.

Le lien entre les évêques et les fidèles.

Le lien entre les morts et les vivants.

Ce lien, nos ancêtres l’avaient compris. Ils savaient qu’un peuple chrétien qui ne fait corps devient une proie. Ils savaient que la division est toujours le prélude de l’engloutissement. Ils savaient que la solidarité n’est pas un luxe, mais une condition d’existence.

Pourquoi avons-nous échoué là où d'autres ont réussi?

Les juifs, dispersés, trahis, décimés, ont compris que le sang versé ne suffit pas: il faut l’organiser. Ils ont construit un système de protection global, où un enfant juif de Buenos Aires peut être secouru par une fondation à Tel-Aviv ou une école à New York. Où un vieillard isolé en Galilée peut recevoir le secours d’une famille inconnue à Berlin.

Les Arméniens, qui ont connu les marches de la mort, ont fondé des institutions, des orphelinats, des conservatoires, des patriarcats puissants, des cercles économiques. Ils ont mis en place une solidarité active, entre générations, entre continents, entre vocations.

Et nous?

Nous brillons individuellement à l’étranger, mais nous nous disloquons au Liban.

Nous produisons des savants, mais nous échouons à construire ensemble.

Nous multiplions les fondations, mais sans coordination.

Nous excellons en diaspora, mais échouons à demeurer un peuple.

Pourquoi? Parce que nous avons préféré l’individu à la communion. Parce que nous avons confondu liberté avec compétition, réussite avec séparation, foi avec méfiance.

Et c’est là que se cache la tragédie: nous ne sommes pas défaits par l’ennemi, mais par notre solitude mutuelle.

Pourtant, nous savons ce que dit l’Évangile.

Le Christ prie son Père: «Qu’ils soient un.» (Jn 17, 21)

Paul écrit: «Si un membre souffre, tous souffrent avec lui.» (1 Co 12, 26) Et à Béthesda, face au paralytique abandonné, Jésus pose cette question: «Veux-tu être guéri?» (Jn 5, 6)

Le malade répond: «Je n’ai personne pour me porter.» (Jn 5, 7)

Ne sommes-nous pas, aujourd’hui, cette Église couchée, paralysée, qui ne manque ni de ressources, ni d’intelligence, ni de foi, mais qui n’a plus personne pour porter son corps?

Alors, que faire?

Il faut porter ce corps ensemble. Créer des brancards à quatre coins:

  • un pour le clergé,

  • un pour la jeunesse,

  • un pour la diaspora, – un pour les familles.

Et ensemble, percer le toit de nos inerties, pour déposer l’Église devant le Seigneur. (cf. Mc 2, 1-12) C’est cela, la solidarité chrétienne: porter ensemble, soigner ensemble, ressusciter ensemble.

Mais cette solidarité ne peut plus être improvisée.

Elle doit devenir structurelle, pensée, évangélique, juridique.

Il nous faut:

  • un fonds melkite mondial transparent, piloté par des laïcs et des clercs;

  • des bourses d’étude pour les vocations et les familles pauvres;

  • un système de parrainage entre familles émigrées et familles locales;

  • un réseau professionnel chrétien pour nos jeunes;

  • des écoles solidaires, non des vitrines;

  • des hôpitaux accessibles, non des commerces.

Et surtout, un Pacte de solidarité melkite, proclamé ici, à Zahlé.

Frères, Zahlé ne vous convoque pas au souvenir. Elle vous convoque au serment.

C’est ici que des femmes montaient la garde, fusils en main.

C’est ici que des prêtres bénissaient des lames avant les batailles.

C’est ici que des enfants servaient d’éclaireurs.

C’est ici que les traîtres étaient jugés par le peuple.

C’est ici que des musulmans, comme Khanjar el-Harfouchi, choisirent l’honneur avec les chrétiens plutôt que l’allégeance aveugle à l’Ottoman.

Zahlé n’était pas une ville. C’est une théologie de la résistance.

Et aujourd’hui, Zahlé vous tend un miroir. Que voyez-vous?

Un peuple fatigué? Oui.

Un clergé isolé? Peut-être.

Mais aussi une diaspora puissante, une jeunesse ardente, des mères debout, des laïcs capables, des prêtres fidèles.

Il ne manque qu’une chose: l’unité.

Alors, pour conclure…

Il arrive un moment dans l’histoire des peuples où le silence devient complicité. Où la prière sans action devient vaine.

l’Évangile ne peut plus être lu sans être vécu.

Ce moment est arrivé.

Il est arrivé lorsque nos jeunes ont cessé d’espérer ici.

Lorsque nos prêtres ont cessé de croire qu’ils n’étaient pas seuls.

Lorsque nos laïcs ont cessé de recevoir.

Lorsque l’exil est devenu une norme.

Lorsque la charité est devenue un réflexe rare.

Lorsque la jalousie est devenue une habitude, et la désolidarisation un réflexe presque culturel.

Il est arrivé. Et il est ici.

À Zahlé.

Comme en 1860.

Permettez-moi, pour finir, une parole plus intime.

J’ai grandi dans une maison où le nom de Zahlé était prononcé avec respect. Non comme une gloire, mais comme une responsabilité. On me parlait de Khalil comme d’un oncle. De Yasmina comme d’une aïeule. De Youssef comme d’un frère. Les tombes n’étaient pas des séparations, mais des maîtres.

Mon grand-père me disait:

«Les autres t’apprendront à courir. Nous, nous t’enseignerons à tenir.»

C’est cela, la force chrétienne d’Orient.

Non l’agitation. Mais la tenue.

L’endurance silencieuse.

L’enracinement dans un sol qu’on n’abandonne pas. La fidélité à une mémoire qui nous juge.

Et même si nous partons, que ce soit liés.

Portant en nous les morts, les vivants, les cloches, la poussière, les psaumes, et le cri du muezzin mêlé à l’Angelus.

Car tel est le Liban: une tension de sons, de sangs et de sens.

Alors je vous en conjure, n’ajoutez pas ce synode à la liste des rendez-vous manqués. Faites-en le commencement d’un relèvement.

Il ne s’agit plus de préserver l’Église melkite comme une curiosité liturgique.

Il s’agit de la rendre missionnaire, dans ce siècle de vertige.

Il s’agit de transformer le souvenir en feu, la diaspora en semence, la souffrance en vision.

Et c’est ici, dans cette Zahlé debout sur ses morts, que ce feu peut repartir.

«Si vous avez de l’amour les uns pour les autres, alors le monde saura que vous êtes mes disciples.» (Jean 13, 35)

Que le monde sache.

Et que, de Zahlé, naisse une Église à nouveau solidaire, non par nostalgie, mais par vocation.

Avec respect,

Avec fidélité,

Et dans l’espérance de la Résurrection,

Najib Lyan

Avocat

 

 

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