
Depuis plusieurs jours, le Moyen-Orient est plongé dans une effervescence géopolitique d'une rare intensité. Le conflit ouvert entre Israël et l’Iran, déclenché par une offensive militaire israélienne d’envergure, semble s’inscrire dans la durée et annonce une reconfiguration profonde des équilibres régionaux. Non seulement le rapport de force paraît actuellement pencher en faveur de l’État hébreu, mais on évoque aussi avec insistance la possibilité d’une intervention directe des États-Unis, notamment par des frappes ciblées sur les installations nucléaires iraniennes, à l’instar du site hautement stratégique de Fordo. Si l’objectif apparent de cette guerre est d’éradiquer définitivement le programme nucléaire de la République islamique, certaines voix influentes, en particulier à Tel-Aviv, évoquent également la perspective plus radicale d’un renversement du régime des mollahs. Pourtant, dans un geste inattendu, le président américain Donald Trump aurait, selon le New York Times, offert un dernier sursis à la diplomatie, laissant entrevoir une ultime fenêtre de négociation avec Téhéran. Dans cette recomposition géopolitique dominée par les acteurs majeurs que sont Washington, Tel-Aviv et Téhéran, un autre protagoniste, plus discret mais non moins stratégique, mérite une attention particulière: Londres. Le rôle du Royaume-Uni, souvent occulté dans les lectures immédiates du conflit, se révèle pourtant déterminant à bien des égards.
Pour mieux comprendre la situation actuelle, il faut rappeler qu’en date du 19 juin, Donald Trump a affirmé qu’il prendrait sa décision sur une éventuelle participation américaine aux frappes israéliennes contre l’Iran «au cours des deux prochaines semaines». Selon sa porte-parole Karoline Leavitt, ce délai traduit une volonté d’ouvrir la voie à la négociation, la Maison-Blanche estimant qu’il existe encore une chance «substantielle» d’un dialogue avec Téhéran. Cette attente stratégique, analysée par The New York Times comme une manière de «jouer la montre», permettrait selon certains de tester la pression psychologique exercée par les bombardements israéliens. Le Washington Post évoque néanmoins un «schéma récurrent» dans lequel de telles annonces ne débouchent sur aucune action concrète. À l’inverse, l’amiral Stavridis estime sur CNN qu’il pourrait s’agir d’«une ruse habile» pour désorienter l’Iran. Quant au chef de la diplomatie britannique, David Lammy, il a déclaré qu’«une fenêtre existe» pour une solution diplomatique, à l’issue d’un échange avec son homologue américain Marco Rubio à Washington. Qu’elle soit militaire ou diplomatique, l’issue à venir impliquera nécessairement, d’une façon ou d’une autre le Royaume-Uni.
Dans un contexte où le président Donald Trump envisage une éventuelle intervention militaire directe pour aider Israël à éliminer le programme nucléaire iranien, la question du rôle que pourrait être amené à jouer le Royaume-Uni devient incontournable. Bien que Londres adopte pour l’heure une posture de retenue, il n’en demeure pas moins un acteur stratégique essentiel dans la région. Le Royaume-Uni dispose en effet de plusieurs installations militaires au Moyen-Orient et dans l’océan Indien, susceptibles d’être mobilisées en cas d’escalade. Parmi elles, la base de Diego Garcia – une île tropicale de l’océan Indien exploitée conjointement par Londres et Washington – revêt une importance stratégique disproportionnée par rapport à sa taille. Située à environ 3.700 km de l’Iran, elle pourrait servir de plateforme d’envol pour les bombardiers lourds B2 Spirit, seuls appareils capables de transporter la GBU-57 Massive Ordnance Penetrator, cette bombe de 13,6 tonnes surnommée «mountain-buster». D’après une source militaire américaine citée par The Times, «si les États-Unis devaient utiliser Diego Garcia, ils auraient besoin de l’autorisation du Royaume-Uni – et nous la demanderions naturellement, puisque la base est sous souveraineté britannique». Une autre source gouvernementale américaine ajoute également, toujours dans The Times: «Ce n’est rien de nouveau: le Royaume-Uni serait informé de toute attaque américaine contre quiconque, même si la base Diego Garcia n’était pas utilisée. C’est notre allié le plus proche, ils sont restés à nos côtés dans nos heures les plus sombres, et nous honorons ces amitiés. Le président a une très haute estime pour le Premier ministre et une très grande confiance en lui.» Certes, les B2 pourraient, avec ravitaillement en vol, atteindre l’Iran depuis leur base du Missouri, mais l’activation de Diego Garcia offrirait un avantage stratégique non négligeable.
Le Royaume-Uni dispose également de deux actifs stratégiques majeurs sur l’île méditerranéenne de Chypre. Le premier est la base aérienne de la Royal Air Force à Akrotiri, où stationne actuellement une présence renforcée de chasseurs Typhoon – près d’une vingtaine. Le second est plus discret: il s’agit de la station d’écoute et de renseignement d’origine électromagnétique (SIGINT), située au sommet de la montagne d’Ayios Nikolaos, connue sous le nom de «Ayia Nik». Cet avant-poste fait partie intégrante des zones de souveraineté britannique sur Chypre. De longue date, l’armée de terre britannique utilise également l’île comme point d’ancrage pour son «bataillon de pointe» (spearhead battalion), une force de déploiement rapide destinée à intervenir en cas de contingence au Moyen-Orient. Les Typhoon de la RAF sont déjà engagés dans l’opération Shader, une mission de surveillance – et ponctuellement de bombardement – contre les groupes djihadistes de l’État islamique (EI) et d’Al-Qaïda en Syrie et en Irak. L’an dernier, au cours d’un bref affrontement entre Israël et l’Iran, des avions de chasse britanniques provenant de Chypre auraient même participé à l’interception de missiles iraniens en route vers Israël.
Par ailleurs, des avions de surveillance britanniques sont très actifs dans la région, notamment à Gaza et au Liban depuis le 7 octobre 2023. Selon plusieurs rapports, au cours des six derniers mois, quelque 80 vols de reconnaissance ont été effectués au large des côtes libanaises, et plus de 150 vols ont eu lieu au-dessus ou à proximité de Gaza durant la même période. La Royal Navy joue également un rôle essentiel dans le maintien de la sécurité maritime, en particulier dans le golfe Persique et le détroit d’Ormuz, où elle coopère étroitement avec les forces navales américaines pour neutraliser les menaces de mines marines. Enfin, le Royaume-Uni conserve une présence militaire réduite en Irak – environ une centaine de militaires – ainsi qu’un accès stratégique à une installation portuaire à Duqm, au sultanat d’Oman, renforçant ainsi sa capacité de projection dans la région.
Dès lors, le Royaume-Uni se retrouve dans une position délicate, où il pourrait être contraint de concilier loyauté atlantique et prudence diplomatique. Avec des effectifs militaires considérables déployés dans la région et au regard de la proximité manifeste entre Washington et Londres, il n’est guère surprenant que la Maison Blanche envisage de solliciter un appui britannique – essentiellement symbolique – dans l’éventualité de frappes contre l’Iran. D’après des informations rapportées par The Daily Telegraph et The Times, cette éventualité aurait été examinée lors d’une réunion d’urgence du cabinet britannique au sein du comité Cobra. Selon une source gouvernementale relayée par ces mêmes journaux, plusieurs scénarios ont été discutés: le refus total de tout soutien, l’autorisation d’utiliser la base de Diego Garcia, la fourniture d’un appui logistique et une intervention militaire en bonne et due forme. Pour l’heure, une offre limitée d’assistance semble être l’option la plus probable. La même source indique que certains ministres ont exprimé leur inquiétude quant aux répercussions sur la «relation spéciale» si le Royaume-Uni venait à rejeter une demande américaine de participation à la campagne aérienne. D’autres préoccupations ont également été soulevées, notamment quant au risque que les troupes britanniques stationnées à Chypre, en Irak, à Oman ou à la RAF Akrotiri soient directement visées en cas de représailles iraniennes.
Par ailleurs, le procureur général britannique, Richard Hermer, aurait exprimé des doutes quant à la légalité de l’attaque préventive lancée par Israël contre l’Iran, soulignant que toute intervention britannique devrait se limiter à la défense de ses alliés; au-delà de ce cadre, une implication plus poussée risquerait de provoquer une controverse politique majeure au Royaume-Uni. Conscients de ces risques, les responsables britanniques – qui ont sans doute le plus à perdre dans une escalade régionale – intensifient leurs efforts diplomatiques afin de convaincre le président Trump qu’un accord demeure envisageable. Une telle solution permettrait d’éviter une intervention militaire américaine, l’implication britannique subséquente, ainsi que la menace d’une riposte iranienne. Cette approche trouve d’ailleurs un certain écho au sein même de l’exécutif américain, notamment chez le vice-président JD Vance, qui, selon The Wall Street Journal, serait fermement opposé à toute action militaire contre Téhéran.
Si la frappe contre l’Iran demeure incertaine, le rôle du Royaume-Uni dans la perspective d’une intervention militaire semble, lui, progressivement se préciser. Qu’il s’agisse d’autoriser l’usage de Diego Garcia, de fournir un appui logistique ou même de s’engager pleinement aux côtés des États-Unis, Londres ne saurait se contenter du rôle d’observateur. Mais cette implication, quelle qu’en soit la forme, aura un coût: tensions politiques sur le plan intérieur, potentielles représailles sur ses bases régionales et exposition accrue de ses troupes. C’est pourquoi les efforts diplomatiques britanniques se sont intensifiés, portés par une volonté d’éviter l’escalade. Des rencontres de haut niveau ont ponctué ces dernières semaines, du tête-à-tête entre David Lammy et Marco Rubio à Washington jusqu’à l’échange direct entre Keir Starmer et Donald Trump lors du G7 au Canada. Le but ultime: éviter l’intervention militaire à haut risque tout en neutralisant de manière irréversible l’ambition nucléaire de Téhéran. Puissance discrète mais essentielle, le Royaume-Uni tente ainsi d’exercer son influence dans l’ombre d’une crise dont il ne pourra se tenir à l’écart.
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