
Alors que la France débat de l’aide à mourir, la psychanalyse rappelle une vérité essentielle: mourir n’est pas seulement cesser de vivre, mais risquer de perdre sa voix, son lien aux autres, sa dignité de sujet. Face aux soins palliatifs et à la demande de mort, il ne s’agit pas d’être pour ou contre, mais d’écouter jusqu’au bout.
Le débat en France sur les soins palliatifs et l’aide à mourir interroge les fondements de notre rapport à la vie et à la mort, à la douleur et, plus profondément encore, à la dignité du sujet humain. Car au fond, qu’est-ce que mourir? Est-ce cesser de vivre, ou bien perdre la parole, la place dans le lien social, la possibilité du désir? À l’heure où l’on réclame le droit de «mourir dans la dignité», la psychanalyse rappelle que la dignité n’est pas un état du corps, mais une affaire de parole, de lien et surtout d’écoute.
À l’origine, le soin palliatif n’est pas pensé comme un préambule à la mort, mais comme un espace où celle-ci peut advenir autrement que dans l’abandon ou la déshumanisation. Il ne s’agit pas seulement de calmer la douleur physique, mais de permettre à un être humain de demeurer jusqu’au bout un sujet, c’est-à-dire quelqu’un capable de parler, de désirer, même faiblement, même lorsque règne le silence.
La douleur n’est pas uniquement biologique, elle est aussi psychique. Freud le savait déjà: «Psyché est étendue, mais elle ne le sait pas», a-t-il écrit. Autrement dit, la souffrance peut se déplacer sur le corps, et inversement. Le symptôme est ce nœud où le corps et l’inconscient se rencontrent. Ainsi, la détresse du mourant ne se dit pas toujours dans les mots, mais parfois dans les gestes, les refus, les regards. La mission des soins palliatifs est de savoir y entendre encore une parole, et même un désir
Ce n’est donc pas un «dernier soin», mais une manière de maintenir la dimension subjective, alors que tout pousse à la faire disparaître: le lit, la médicalisation, la perte des fonctions, l’infantilisation. Le malade incurable, souvent, se sent glisser vers une forme d’objet: objet de soins, objet de compassion, parfois objet de gêne. Les soins palliatifs, quand ils sont pensés dans une dimension humaine, peuvent et doivent, au contraire, lui redonner une position, celle d’un être parlant, d’un être écouté.
Il ne faut certainement pas idéaliser. Le réel de la fin de vie est parfois brutal, sale, indigne au regard des autres. Mais la psychanalyse n’a jamais fui le réel. Elle invite plutôt à y tenir la main du sujet, sans chercher à enjoliver. Le mourant ne demande pas toujours à être consolé, mais à être reconnu dans ce qu’il vit. Le silence, l’abandon, le sentiment de solitude, l’accélération vers une fin négligée sont souvent pires que la souffrance elle-même. Dans les soins palliatifs, une parole, même minuscule, peut être un acte de vie.
Vient alors l’autre versant du débat, plus vertigineux encore: celui de l’aide à mourir. La psychanalyse ne prescrit ni ne condamne. Elle pose la question du sens de la demande. Car une demande de mort n’est jamais purement biologique. Elle est une parole adressée. Et toute parole a son envers, sa part d’énigme.
Dans certains cas, demander à mourir peut être une manière de reprendre du pouvoir sur une existence devenue passive et insupportable. C’est un «Je choisis» face à l’indicible. Mais ce choix est-il totalement libre? Est-il le fruit d’une solitude extrême, d’un sentiment d’être devenu un poids, d’une perception déformée de soi-même? Autant de questions qu’aucune loi, aussi bienveillante soit-elle, ne peut trancher à la place du sujet.
Lacan disait: «Le suicide est une adresse». Il faut entendre cela dans toute sa portée: même le geste le plus définitif reste un acte de langage. Vouloir mourir, parfois, c’est vouloir parler, crier, supplier, faire entendre une souffrance indicible. Quand une personne demande à mourir, ne demande-t-elle pas d’abord à être entendue dans son insoutenable? L’aide à mourir peut alors être comprise non comme un droit à la mort, mais comme la reconnaissance d’une impasse subjective absolue. Elle devient un acte éthique non pas parce qu’elle met fin à la vie, mais parce qu’elle ne nie pas le sujet dans sa demande ultime.
Toutefois, il faut être vigilant: le désir de mort ne signifie pas toujours un véritable choix. Quelquefois, c’est une manière de demander qu’on ne parte pas, qu’on reste, qu’on écoute. La psychanalyse n’est pas là pour maintenir la vie à tout prix, mais pour déplier ce que signifie la demande, et ne pas répondre précipitamment.
Dans cette perspective, l’euthanasie ne peut être ni un automatisme compassionnel, ni un refus moral. Elle suppose un temps d’écoute, un travail de symbolisation. Il ne s’agit pas de savoir si l’on a le droit de mourir, mais si l’on peut encore, jusqu’au bout, être un sujet de parole. Ce temps-là, même bref, même incertain, est la condition éthique d’une aide à mourir qui ne trahit pas la subjectivité de celui qui la demande.
Le débat public oppose souvent la liberté individuelle («je veux choisir ma mort») et la protection de la vie («la société doit empêcher l’irruption de la mort volontaire»). La psychanalyse, elle, se tient ailleurs: dans cet espace où le sujet n’est jamais entièrement libre, ni entièrement aliéné.
Il n’y a pas de sujet autonome absolu. Toute demande, tout désir est pris dans un réseau d’adresses, de symboles, de regards. La question n’est donc pas simplement de respecter un choix, mais de savoir à qui s’adresse ce choix, ce qu’il cherche à dire, ce qu’il révèle d’une histoire. La psychanalyse ne se substitue pas au législateur, mais elle alerte. Une société qui répond trop vite à une demande de mort sans en explorer la portée inconsciente risque de confondre compassion et objectivisation.
Ce que le sujet attend, parfois, ce n’est pas la mort, mais que quelqu’un entende jusqu’au bout sa solitude, sa peur, son absence d’avenir. Si l’aide à mourir devient un réflexe de soulagement social, elle ne fait plus droit au sujet, elle le transforme en symptôme que la société chercherait à effacer.
Inversement, nier la légitimité de toute demande à mourir au nom d’un principe abstrait de vie, c’est méconnaître l’extrême intensité de certaines souffrances, et l’exigence parfois authentique d’une mort choisie. Le pari de la psychanalyse, c’est d’écouter cette tension, sans la résoudre de force.
Ni pour, ni contre. La psychanalyse ne se range pas dans un camp, elle écoute. Ce n’est pas un retrait, mais une position éthique: laisser à chaque sujet la possibilité de dire ce que vivre ou mourir signifie pour lui. Les soins palliatifs et l’aide à mourir, lorsqu’ils se déploient dans cet espace où la parole est encore possible, peuvent alors être pensés non comme des opposés, mais comme deux manières de reconnaître la subjectivité dans la finitude.
Et si l’on osait, jusqu’au bout, faire une place à cette parole, même balbutiante, même souffrante? Car c’est peut-être cela, accompagner un mourant: ne pas parler à sa place, mais tenir l’espace où il peut, s’il le veut, encore dire quelque chose de lui-même. Et dans ce dire, même infime, le sujet n’est pas encore mort.
Le témoignage bouleversant, sur le plateau de CNews, de Louis Bouffard est paradigmatique de ce que nous écrivons. Il a 24 ans. Atteint d’une maladie dégénérative neuromusculaire incurable, il est conscient que, pour lui, le compte à rebours est enclenché. Et pourtant, il clame bien nettement son désir de vivre: «Même en fin de vie, il y a encore de la vie». Il perçoit, dans le débat actuel en France, une «pression sociale à être éliminé», comme s’il était de trop, «indigne de vivre», alors que, malgré la tragédie qu’il vit, il affirme son amour pour la vie. Il est l’exemple même de la lutte de la pulsion de vie contre la pulsion de mort, choisissant de se tenir symboliquement debout, là où tout l’invite à plier. Son «Je veux », s’inscrit toujours dans la chaîne signifiante qui résiste à l’effacement, comme s’il affirmait, à ceux qui l’écoutent et qui l’aident, qu’il est encore ce désir parlant, sentant, pensant, aimant.
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