Drones et IA: l’opération «Spider’s Web» change la donne ukrainienne
Un écran de télévision diffuse un extrait de l'opération ukrainienne «Spider's Web» menée sur le territoire russe lors d'une conférence de presse à l'ambassade d'Ukraine, à la suite d'une réunion avec le secrétaire d'État américain, Marco Rubio, au département d'État à Washington, DC, le 4 juin 2025. ©Oliver Contreras / AFP

L’opération secrète «Spider’s Web» (toile d’araignée), lancée par l’Ukraine dimanche dernier, a marqué un tournant spectaculaire dans la guerre russo-ukrainienne. En une seule journée, Kiev a réussi à frapper quatre bases aériennes russes situées à des milliers de kilomètres du front, grâce à des drones kamikazes de nouvelle génération. Plus de quarante appareils militaires russes – dont plusieurs bombardiers stratégiques – ont été détruits ou gravement endommagés, pour un coût estimé à plus de 7 milliards de dollars en termes de pertes infligées à l’armée russe.

Fait sans précédent: certaines des bases visées se trouvent en Sibérie orientale, à plus de 4.000 kilomètres des lignes ukrainiennes. Une telle portée dépasse largement celle des armes conventionnelles précédemment employées par Kiev.

Des drones faits maison, produits en masse

Les engins utilisés lors de l’opération sont de petits drones FPV  – First Person View, c’est-à-dire pilotés à distance via une caméra embarquée.

Produits localement à partir de composants électroniques bon marché (manettes de jeu, caméras sportives, batteries standards), ces drones sont assemblés en Ukraine dans le cadre d’un effort de guerre massif.

Selon Oleksandr Kamyshin, ex-ministre de l’Industrie stratégique cité par le Kyiv Independent, l’Ukraine est désormais capable de produire jusqu’à 5 millions de drones FPV par an.

Leur coût varie entre 600 et 1.000 dollars l’unité, selon le Center for Strategic and International Studies (CSIS), un think tank basé à Washington. Cela constitue une fraction infime du prix des cibles visées: les bombardiers Tu-160 «Blackjack» ou Tu-95MS «Bear» valent plusieurs centaines de millions d’euros, alors qu’un avion radar A-50 «Mainstay» coûte environ 340 millions de dollars.

Une opération préparée dans l’ombre depuis un an et demi

Ce raid n’aurait pas été possible sans une préparation méticuleuse. Pendant plus de dix-huit mois, les services spéciaux ukrainiens ont infiltré environ 150 drones à l’intérieur du territoire russe, selon le président ukrainien, Volodymyr Zelensky.

Ces appareils étaient dissimulés dans des cabines en bois aménagées à bord de camions de fret ordinaires. Des chauffeurs russes, à leur insu, ont transporté ces véhicules jusqu’à des points prédéfinis, situés à proximité immédiate des bases visées.

Une fois les camions en place, un mécanisme permettait d’ouvrir le toit à distance, et les drones décollaient directement depuis les remorques, contournant ainsi les radars et les défenses antiaériennes comme les batteries Pantsir ou S-300. Cette ruse logistique a été déterminante pour rapprocher les drones de leurs cibles tout en évitant la détection.

Technologie avancée et autonomie partielle

Les drones étaient pilotés depuis l’Ukraine via les réseaux 4G/LTE russes. D’après les informations du CSIS, une caméra embarquée transmettait en direct les images captées par le drone. L’appareil était également équipé d’un mini-ordinateur de type Raspberry Pi, un modèle peu coûteux de la taille d’une carte de crédit. Ce mini-ordinateur exécutait un logiciel d’autopilotage open source, comme ArduPilot, qui permet à des drones, avions ou véhicules autonomes de se stabiliser et de naviguer automatiquement. En cas de perte de signal, l’autopilote était chargé de maintenir la stabilité de l’appareil, selon le CSIS.

Ce système hybride, combinant contrôle humain à distance et navigation autonome, a permis aux engins de voler sur des centaines de kilomètres sans opérateur physique sur place.

L’opération intègre également l’intelligence artificielle: les drones utilisent des modèles de vision par IA entraînés à identifier les points faibles des avions – réservoirs, attaches d’ailes, etc. – à partir d’épaves soviétiques exposées dans des musées ukrainiens. Cet outil aurait permis une précision chirurgicale lors des frappes.

Dégâts asymétriques, impact stratégique

L’un des éléments les plus remarquables de «Spider’s Web» est l’asymétrie entre le coût des drones et la valeur des cibles détruites. On parle d’appareils assemblés dans des garages pour quelques centaines de dollars, capables d’anéantir des milliards de dollars de matériel militaire russe.

L’attaque a permis à l’Ukraine d’exploiter au maximum la logique de «guerre asymétrique» en misant sur l’intelligence, la mobilité et le coût réduit.

Selon le Kyiv Independent, l’attaque a neutralisé plus du tiers de la flotte russe de bombardiers à long rayon d’action. Parmi les appareils mis hors service figurent les Tu-95MS, Tu-22M3, Tu-160 et l’A-50 Mainstay. Certains de ces modèles ne sont plus produits et la Russie ne dispose pas de chaînes de production capables de les remplacer à court terme.

Toujours selon le CSIS, environ 34% des vecteurs russes de missiles de croisière ont été éliminés en une seule journée, ce qui affecte directement la capacité de Moscou à lancer des frappes de longue portée et à maintenir sa dissuasion nucléaire.

Une brèche dans la défense russe

L’attaque met aussi en lumière les faiblesses structurelles de la défense russe. Que des drones aussi petits puissent frapper des bases situées à 2.000 ou 4.000 km du front souligne de graves lacunes dans la surveillance aérienne et la sécurité des infrastructures à l’intérieur du territoire russe.

Beaucoup de bombardiers étaient stationnés à l’air libre, sans abris ni dispositifs de brouillage ou de détection efficaces.

Moscou devra probablement renforcer la sécurité de ses bases (hangars blindés, systèmes de brouillage, défense rapprochée), au risque de subir d’autres pertes du même type.

Vers une nouvelle phase de la guerre

Pour Kiev, «Spider’s Web» est bien plus qu’un exploit tactique. C’est une démonstration de sa capacité à innover sous contrainte. Comme le souligne le Council on Foreign Relations, un think tank basé à New York, nous sommes peut-être entrés dans une nouvelle ère militaire: celle de la «massification précise», où des armes peu coûteuses mais intelligemment déployées permettent à des États de second rang – voire à des groupes non étatiques – de rivaliser avec des puissances classiques.

L’Ukraine, avec ses drones bon marché, ses logiciels libres, son usage de l’IA et ses ruses logistiques, vient de prouver qu’il est désormais possible de frapper fort, loin et pour presque rien.

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