La remontée des libéraux: l’équation impossible de Carney
©Ici Beyrouth

Le 28 avril dernier, les Canadiens ont voté pour élire une nouvelle Assemblée et, indirectement, désigner leur futur chef de gouvernement. Si les derniers sondages annonçaient une course serrée, le résultat final est venu confirmer la dynamique enclenchée: le Parti libéral, emmené pour la première fois par l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, s’est imposé une nouvelle fois face aux conservateurs de Pierre Poilievre, ce dernier ayant même perdu son siège. Une victoire qui aurait semblé improbable il y a encore peu, tant la formation paraissait affaiblie. Comment expliquer une telle remontée? Et que révèle-t-elle de l’état du paysage politique canadien?

Pour mieux saisir les enjeux de ce scrutin, il convient de replacer l’élection dans son contexte politique et économique. L’élément déterminant de cette campagne aura sans conteste été la résurgence du Parti libéral du Canada, parallèlement au déclin marqué des conservateurs. Il y a encore six mois à peine, une victoire écrasante de la droite semblait inéluctable. Le Premier ministre d’alors, Justin Trudeau, affichait une cote de popularité abyssale, atteignant -52 en décembre, tandis que l’économie nationale stagnait, avec un PIB par habitant en recul constant sur les années 2022 et 2023. Les sondages donnaient alors les conservateurs de Pierre Poilievre en tête avec plus de 25 points d’avance, et la seule interrogation portait sur l’ampleur de leur victoire annoncée. Pourtant, la dynamique s’est inversée de manière progressive dès le mois de janvier. Tandis que les libéraux gagnaient du terrain dans les intentions de vote, les conservateurs amorçaient un repli constant, jusqu’à ce que les derniers sondages préélectoraux placent même les libéraux légèrement en tête.

Deux facteurs principaux expliquent ce revirement. Le premier est exogène: l’omniprésence de Donald Trump. Par ses menaces répétées de guerre commerciale et ses velléités d’annexion, l’ancien président américain a déplacé le cœur du débat électoral, reléguant les enjeux domestiques au second plan, au profit d’une interrogation cruciale: quel dirigeant est le mieux à même de défendre les intérêts canadiens face à Washington? Selon un sondage Ipsos, 49% des Canadiens considèrent Mark Carney comme le mieux placé pour négocier avec Trump, contre seulement 33% pour Poilievre. Le ton combatif de ce dernier, qui avait trouvé un certain écho face à Trudeau, est soudain apparu clivant dans un contexte de tension bilatérale. Le second facteur est d’ordre personnel: Mark Carney bénéficie d’un capital de sympathie nettement supérieur à celui de ses rivaux. D’après l’Institut Angus Reid, sa cote d’approbation est demeurée stable autour de +15 tout au long de la campagne, tandis que celle de Poilievre stagnait à -20.

Cette dynamique défavorable constituait déjà en soi une mauvaise nouvelle pour Pierre Poilievre et le Parti conservateur; mais elle s’avère d’autant plus problématique dans le cadre du mode de scrutin canadien. Le Canada utilise en effet un système uninominal à un tour (First-Past-the-Post) qui tend historiquement à avantager les libéraux. Dans ce modèle majoritaire, chaque siège est attribué au candidat arrivé en tête dans l’une des 343 circonscriptions géographiques – appelées ridings – sans qu’aucune pondération ne soit accordée à la proportionnalité nationale du vote. Or, ce système favorise les partis dont l’électorat est géographiquement bien réparti. C’est précisément le cas des libéraux, dont le soutien s’étend de manière relativement homogène sur l’ensemble du territoire, contrairement aux conservateurs, dont la base électorale est davantage concentrée dans certaines provinces. Cette configuration a joué un rôle d’autant plus décisif que la remontée des libéraux dans les sondages s’est faite, en grande partie, aux dépens du Nouveau Parti démocratique (NPD), formation de gauche qui, en temps normal, capte une part significative de l’électorat progressiste. L’érosion du NPD a donc permis une consolidation du vote à gauche, réduisant le risque d’un morcellement des voix qui aurait profité aux conservateurs. Ainsi, dès la mi-mars – alors même que les conservateurs devançaient encore les libéraux de trois points au niveau national – le site de projections électorales 338Canada estimait déjà que ces derniers obtiendraient davantage de sièges, en raison d’une distribution du vote jugée plus efficiente.

C’est précisément ce scénario qui s’est concrétisé. Le Parti libéral de Mark Carney a remporté un nombre suffisant de sièges à la Chambre des communes pour former un gouvernement. Toutefois, il échoue de peu à obtenir la majorité absolue qu’il espérait. Concrètement, cela signifie d’abord que Mark Carney est appelé à demeurer Premier ministre, un poste qu’il n’occupe que depuis le mois de mars, à la suite de la démission de Justin Trudeau. Ensuite, les libéraux disposeront de 169 députés, soit trois de moins que le seuil des 172 requis pour une majorité parlementaire absolue. Dans ces conditions, Carney pourrait tenter de reconduire une forme d’alliance avec le Nouveau Parti démocratique (NPD), ce qui lui permettrait de gouverner de manière plus stable – à l’image de l’accord conclu en 2021 par Justin Trudeau, avant le retrait du NPD en septembre dernier. Une telle alliance ne serait toutefois pas sans difficultés. Elle exigerait inévitablement des concessions politiques, le NPD se situant sensiblement plus à gauche que le Parti libéral. Elle représenterait également un coût personnel pour Carney lui-même, dont les positions, plus centristes et marquées par une rigueur technocratique, tranchent avec celles de son prédécesseur Trudeau, qui était déjà jugé modéré au regard du programme du NPD. Cela étant, l’avenir de cette éventuelle coalition dépendra largement de l’identité du futur dirigeant néo-démocrate, encore inconnu à ce stade.

Reste désormais à savoir si Mark Carney saura transformer cette victoire relative en autorité politique durable. Économiste respecté et figure technocratique rassurante, il hérite d’un paysage fragmenté, où les lignes partisanes demeurent profondément polarisées. Sa mission première – et sans doute la plus urgente – sera de gérer la relation complexe et potentiellement explosive avec un Donald Trump redevenu central sur la scène nord-américaine. Mais au-delà des relations bilatérales, c’est l’unité intérieure qui s’impose comme le véritable défi. Comme le résumait récemment CNN: «Si les Canadiens sont tous unis contre Trump, ils sont divisés sur tout le reste.» Carney parviendra-t-il à incarner plus qu’un rempart face à Washington, et à rassembler un pays profondément divisé sur ses orientations économiques, sociales et identitaires? C’est à la fois l’épreuve de sa stature et celle de son style.

 

 

Commentaires
  • Aucun commentaire