
Après neuf ans d’attente, les élections municipales se tiendront dès le début du mois prochain. Ce scrutin revêt une importance stratégique, puisqu’il précède d’un an les législatives et fait office de baromètre politique, notamment dans les régions chiites du Liban, marquées par les répercussions de la guerre entre le Hezbollah et Israël.
Dans la Békaa, les municipalités jouent un rôle crucial: offrir des services à une population marginalisée et en quête de reconstruction peut se traduire en un capital politique déterminant pour les échéances nationales. Ces élections permettront également d’évaluer la solidité de la représentation «légitime» du tandem Hezbollah-Amal au sein de la communauté chiite. Dans ce contexte, comment les clans chiites de la Békaa aborderont-ils ce scrutin et en quoi leur rôle est-il particulièrement significatif?
Qui sont ces clans?
La plaine de la Békaa, à l'est du Liban, est marquée par une organisation sociale et politique où les clans chiites jouent un rôle central. Ces grandes familles, principalement regroupées dans la région de Baalbeck-Hermel, possèdent une autonomie sécuritaire et économique distincte de celle des chiites du Liban-Sud.
Le général à la retraite Khalil Hélou, analyste politique et professeur de géopolitique à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, distingue ces deux communautés. Il explique que le Sud, avec ses terres agricoles fertiles, est dominé par un esprit féodal, alors que Baalbeck-Hermel, aride et difficile, favorise une structuration tribale.
Ces clans sont regroupés en deux grandes factions principales: les Chamsiyé et les Zeaiteriyé. Les Chamsiyé comprennent des familles comme les Chamas, Allouh, Dandach, Allam, Awad, Nassereddine et Alaaeddine, tandis que les Zeaiteriyé rassemblent les Zeaiter, Jaafar, Noun, Amhaz, Mokdad, Haj Hassan et Chreif. Historiquement, ces groupes faisaient partie d’une confédération plus vaste connue sous le nom de Hamadiyé, en référence à la famille Hamadé qui exerçait une influence dominante sur l’ensemble des clans, et de Haïdariyé, liée à la famille Haïdar.
Ces clans existent depuis des siècles et perpétuent une tradition profondément ancrée. Ils exercent une culture qui n'a pas disparu malgré les notions de citoyenneté, de droit, et de loi. Ils ont joué un rôle déterminant dans la vie publique depuis l’époque du mandat français, l’indépendance et puis l’occupation syrienne, jusqu’à l’émergence du mouvement Amal et du Hezbollah. L’imam Moussa Sadr, fondateur d'Amal, s’est appuyé sur des familles comme les Nassereddine et les Jaafar pour construire sa base politique, le mouvement des Déshérités, afin de défendre les droits sociaux et politiques des chiites. Cependant, avec le temps, Amal a perdu une partie de son soutien tribal en raison du sentiment de marginalisation croissant.
L’histoire de la relation pragmatique avec le Hezbollah
Depuis les années 1980, le Hezbollah a tissé des alliances stratégiques avec ces clans, consolidant ainsi son emprise sur la région. Il leur a fourni une assistance financière et militaire tout en s’appuyant sur la frontière libano-syrienne pour son approvisionnement via l’ancien régime syrien.
Cependant, cette relation reste pragmatique. «Les chefs de clans conservent leur autorité et le Hezbollah peine à imposer ses choix là où l’allégeance clanique prédomine», explique le général Hélou. En effet, l’appartenance au clan prime toute affiliation politique. Ces clans sont généralement pro-Hezbollah, mais en cas de conflit entre leur loyauté au clan et leur soutien au Hezbollah, l’identité clanique prévaut systématiquement.
M. Hélou souligne également que l’appartenance identitaire des individus en général est toujours plurielle. Il en va de même pour les chiites de la Békaa, qui s’identifient avant tout à leur clan, puis à leur communauté religieuse et politique, notamment au Hezbollah, et enfin à leur identité nationale.
C’est ainsi que se manifeste la relativité du positionnement des clans chiites lors des municipales. Leur soutien au Hezbollah n’est ni systématique ni garanti, et leur autonomie peut parfois faire basculer les équilibres locaux. Ce scrutin municipal agit ainsi comme un révélateur, esquissant les rapports de force qui pourraient préfigurer les prochaines élections législatives, cruciales pour le tandem chiite et en particulier pour le Hezbollah.
Un ancrage élargi jusqu’à Beyrouth
L’influence électorale des grandes familles chiites dépasse la Békaa. Selon le général Hélou, plusieurs membres des clans Mokdad et Zeaiter sont enregistrés à Beyrouth, bien que leurs origines soient ailleurs. Ces transferts d’enregistrement ont été encouragés par le Hezbollah pour renforcer son poids électoral dans la capitale.
Jean Nakhoul, journaliste et expert électoral, explique à Ici Beyrouth que «le bloc chiite à Beyrouth est estimé à 70.000 voire 80.000 électeurs, un chiffre en constante augmentation». Ce déplacement stratégique sert à consolider l’influence du tandem Hezbollah-Amal, notamment dans les circonscriptions sensibles.
Le Hezbollah a également transféré des électeurs du Sud et de la Békaa vers la banlieue sud de Beyrouth afin de garantir une assise électorale solide pour les échéances à venir. Cette stratégie illustre à quel point les clans chiites, avec leur influence sociale et politique, restent des acteurs incontournables dans les calculs électoraux du tandem chiite. Leur rôle dépasse les simples frontières géographiques, s’étendant jusque dans des régions clés comme Beyrouth, où leur mobilisation peut faire basculer les équilibres électoraux.
Comment les clans chiites perçoivent les élections municipales?
La région de Baalbeck-Hermel est historiquement marginalisée sur le plan du développement. Ainsi, les clans de cette région expriment un mécontentement croissant face à la négligence de ses représentants. Le développement demeure une priorité historique, surpassant même les slogans dominants au sein de la rue chiite, y compris celui de la «résistance», en particulier après la guerre dévastatrice entre le Hezbollah et Israël, où la reconstruction devient prioritaire. À cet égard, M. Nakhoul explique que l’objectif initial des élections municipales pour les clans chiites est de rebâtir leurs villes détruites par la guerre. Dans le contexte postguerre, les municipales deviennent une arène de rééquilibrage.
Le consensus: stratégie électorale inévitable
«Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce ne sont pas le Hezbollah et Amal qui dictent leur loi aux clans chiites dans la Békaa. C’est souvent l’inverse, surtout lors des élections municipales», affirme M. Nakhoul. Loin de représenter une base docile, les clans tribaux exercent une influence déterminante sur les équilibres locaux, forçant le tandem chiite à composer avec leurs intérêts afin de s’assurer de leur allégeance électorale.
Le tandem Hezbollah-Amal a toujours cherché à maintenir l'équilibre entre les clans chiites, un effort qui s'intensifie aujourd'hui dans le contexte postguerre, marqué par les tensions régionales, la précarité socioéconomique et un mécontentement populaire latent, ce qui oblige le Hezbollah à gérer ses alliances locales avec davantage de finesse.
Dans la Békaa, l’appartenance clanique reste un facteur structurant, en particulier chez les chiites, pour qui les élections municipales sont avant tout une affaire familiale, les clans se positionnant en fonction de leurs propres intérêts.
Dès lors, la stratégie du Hezbollah repose sur la formation de listes électorales consensuelles, intégrant des représentants issus des principales familles locales, notamment dans les villages où coexistent plusieurs clans. L’objectif: refléter les équilibres internes et prévenir les divisions. À Taraya, où la famille Hamiyé exerce une domination quasi exclusive, la tâche est aisée. En revanche, dans les localités pluriclaniques autour de Baalbeck, parvenir à un compromis demande des efforts de médiation accrus.
Ainsi, bien que le Hezbollah, fort de sa popularité dans la région, ait tenté d’imposer un accord global dans ces conseils – après avoir obtenu, avec le mouvement Amal, un consensus dans 27 municipalités sur 60 lors du scrutin de 2010 –, la réalité d’un développement quasi inexistant et les promesses non tenues ont rapidement mis en lumière les limites de cet accord. L’échec des conseils municipaux précédents – pourtant soutenus par le duo – à concrétiser le moindre changement, a poussé certaines familles à rejeter toute forme de consensus dans plusieurs municipalités.
D’autre part, certains clans s’efforcent eux-mêmes de parvenir à un consensus, non seulement pour préserver la paix sociale et éviter des rivalités ouvertes, mais aussi pour limiter les coûts d’une campagne électorale. C’est le cas dans la ville d’Al-Khiyara, dans la Békaa-Ouest, où les acteurs locaux désignent les membres du conseil municipal afin d’éviter tout conflit. Le consensus devient alors une stratégie de survie et d’intérêt mutuel, surtout aujourd’hui, à l’heure où la reconstruction est une priorité pour la majorité des clans. M. Nakhoul indique, en effet, que «pour des localités ayant besoin de financements pour leur reconstruction, il devient plus logique d’opter pour le compromis que d’engager des ressources dans une bataille électorale».
Voix dissidentes dans la Békaa
Les dissensions ne manquent pas. Une frange du clan Jaafar, l’un des plus influents de la région, affiche une distance critique vis-à-vis du Hezbollah, selon M. Hélou. D’autres, comme le clan Haïdar, se positionnent ouvertement dans l’opposition. Si les opposants au Hezbollah se mobilisent dans la Békaa, la situation est différente au Hermel, où le tribalisme est beaucoup plus marqué qu’à Baalbeck. On note à cet égard le cas de Brital, village dans le district de Baalbeck, qui se distingue par son histoire d’opposition au Hezbollah. L’ancien secrétaire général du parti, Sobhi Toufaily, devenu aujourd’hui un fervent opposant au Hezbollah et à l’Iran, est originaire de cette région. Cependant, e phénomène spécifique à Brital ne peut être généralisé à l’ensemble de la Békaa.
Aujourd’hui, l’opposition au sein des clans chiites bénéficie clairement d’une opportunité unique pour s’affirmer, en particulier dans le contexte géopolitique actuel. Cela pourrait commencer par les élections municipales et, peut-être, se concrétiser lors des législatives de 2026.
Commentaires