
Vendredi soir, le musée Sursock affichait complet pour une rencontre inédite avec Patrick Delville à l’initiative de la Maison internationale des écrivains à Beyrouth et de son fondateur, l’écrivain Charif Majdalani. De l’Amazonie à Beyrouth, Delville nous a embarqués dans ses «vies parallèles» avec Abracadabra, un projet de douze livres aux confins du réel et de l’imaginaire, né il y a vingt-cinq ans. Le 9e volet, dédié au Proche-Orient, est en cours d’écriture.
Il était tout aussi déroutant que fascinant de se trouver dans le magnifique salon arabe du musée Sursock, vendredi soir, devant un public conquis en buvant les paroles et surtout les récits incroyables de Patrick Delville, non seulement un écrivain multirécompensé mais avant tout un homme subjuguant.
Hôte de la Maison internationale des écrivains à Beyrouth, il nous a transportés avec son projet – monde et littéraire – inédit Abracadabra, au cœur d’une discussion à bâtons rompus avec son ami de longue date et fondateur de la Maison, l’écrivain Charif Majdalani.
L’homme derrière l’auteur déroute tout autant qu’il vous transporte à sa manière si singulière de concevoir Abracadabra. Il vous captive encore davantage lorsque vous l’écoutez vous en parler.
Prémices d’un projet incroyable
Il nous a ainsi conté comment il a proposé, il y a plus de vingt-cinq ans à un éditeur, ce projet qui rassemble l’écriture de douze livres dédiés à douze lieux de la planète, avec des contraintes comme celle de commencer chaque récit en l’année butoir 1860. Des lieux que Patrick Delville dit aussi avoir choisi en amont, fruit de recherches et parfois au gré du hasard. «J’avais choisi ces douze lieux pour faire le tour du monde», confie-t-il aussi.
«Si j’avais dit à l’éditeur auquel j’ai soumis ce projet fou, il y a vingt-cinq ans, que trente-cinq ans plus tard, je serai encore en train de le réaliser, il m’aurait mis en hôpital psychiatrique», révèle-t-il le plus naturellement du monde avec l’âme de l’enfance qu’il semble avoir si bien su préserver.
Bien que Patrick Delville ne soit pas encore arrivé au terme de cette aventure qu’il s’est fixée, sur sa route, il a fait escale à Beyrouth pour le bonheur de ses admirateurs et des curieux venus nombreux à sa rencontre. Ce Beyrouth, où il n’était pas revenu depuis «dix ans déjà». Huit livres sur douze sont déjà publiés et le neuvième toujours en cours, la capitale libanaise s’impose comme une inspiration certaine dans son écriture.
Pourquoi ce titre énigmatique et magique Abracadabra?
L’écrivain raconte que cela le ramène au premier livre qu’il a lu et que sa tante lui avait offert à une époque «douloureuse de son enfance», où il était alité pour des raisons de santé. Abracadabra … Un mot d’enfance devenu titre d’une odyssée littéraire.
«Ce livre parlait d’un enfant du même âge que moi qui s’appelait Michel. Il lui suffisait de s’asseoir sur un tapis pour pouvoir voler à coup d’Abracadabra.» Ainsi le petit enfant qu’était Patrick pouvait, lui aussi, à travers la lecture des aventures rocambolesques et aux mille et une nuits de tapis volant du petit Michel, voyager à son tour dans son imaginaire et s’extraire de sa condition difficile.
La non-fiction et la liberté de ses hasards
«Le roman, c’est ce qui n’est pas autre chose», dit-il. C’est pourquoi pour Abracadabra, il a opté pour une «non-fiction» toujours en écrivant «à la première personne du singulier» et en racontant ce qu’il vivait exactement dans cette aventure. On peut dire alors que dans ce projet littéraire incroyable, l’auteur et le narrateur ne font qu’un.
Il insiste pour dire que «sans fiction ça ne veut pas dire sans histoire et tous les événements que je relate sont réels. Je ne décris pas de paysage que je n’ai pas vus. Par exemple, quand le narrateur dit qu’il a mangé du poisson, c’est moi qui ai mangé du poisson». Et d’ajouter: «Le bonheur de la non-fiction, c’est aussi de pouvoir repérer dans ses hasards.»
Puis, il nous explique le pourquoi de ce genre littéraire. Les volets déjà publiés d’Abracadabra sont tout autant de récits de vies que de destins croisés, où la pensée est totalement libre.
Contrairement au genre littéraire du roman, qu’il a déjà expérimenté, dans ce cas de figure «il n’y a pas de contrainte» ni de censure à la méditation. L’auteur laisse ses pensées et errances mentales faire leur voyage sans les interrompre ainsi que les points de contact qui peuvent être des lieux dans lesquels il se trouvait à un instant T.
Pour Patrick Delville, la non-fiction «est libératrice car je n’ai pas la nécessité d’être crédible». Et pour mieux illustrer son propos, il donne alors l’exemple d’un type qui fuyait l’Inde lorsqu’il avait vingt ans (et duquel il parle dans un de ces livres) en précisant: «Je ne peux pas lui inventer une autre vie. Alors que si ce dernier était un personnage de fiction, il fallait le justifier».
Des allers-retours et des vies parallèles
Dans ces six premiers ouvrages, il voyage d’Ouest vers l’Est, de l’Europe vers l’Orient. Les six autres suivent le chemin du retour, d’Est en Ouest, pour rentrer vers l’Europe. Le lecteur y croise ainsi des personnages réels, des révolutionnaires, des héros et des anti-héros avec aussi des épisodes où la colonisation avait sa place.
Abracadabra est aussi jalonné «d’allers-retours», car Patrick Delville précise qu’il ne restait pas des années en Amazonie, à Mexico, en Inde, en Asie, en Afrique ou dans d’autres lieux qui lui ont inspiré de noircir ces pages blanches. C’était comme «avoir des vies parallèles», explique-t-il.
«Avoir (à voir) plusieurs lieux comme ça, c’est comme avoir deux vies parce qu’au bout d’un moment, vous avez une vie sociale, des amitiés, des inimitiés, des amourettes, vous connaissez les commerçants du quartier, etc.», répond l’écrivain aux cheveux grisonnants à une dame fort intriguée – comme beaucoup d’autres – par sa démarche.
Neuvième volet portant sur le Proche et Moyen-Orient
Ce qui est certain, c’est que le neuvième volet (du projet Abracadabra) qui est en cours, est consacré au Proche et au Moyen-Orient, allant de l’arc géographique de l’Algérie au Liban en passant par la Jordanie et Oman où il dit avoir habité de 1980 à 1982.
Sur cette région du monde, Patrick Delville dit d’ailleurs «avoir été dépassé par les événements» qui l’ont jalonné, notamment en Syrie et au Liban, surtout après le 7 octobre, rendant ainsi plus complexe son travail d’écriture et la construction qu’il imaginait. Encore une fois, le hasard et la conjoncture s’en mêlent.
Pas de visibilité. «Aujourd’hui», tout est bouleversé et bouleversant pour lui, tout comme pour nous autres habitants de cette région.
Concernant l’avenir du Liban, il affirme «ne pas vouloir vendre la peau de l’ours», à une question posée par Charif Majdalani, modérateur à cette occasion.
Alors si vous croisez Patrick Delville dans un café de la capitale ou se promenant dans une ruelle fleurie par ce printemps prometteur, n’hésitez pas à aller à sa rencontre. Vous en serez bouleversé et – qui sait– sans doute figurerez-vous dans ce prochain opus que les lecteurs attendent impatiemment.
Commentaires