
Alors que la Turquie traverse une crise politique majeure, Recep Tayyip Erdoğan doit également naviguer dans un contexte régional en pleine mutation. La chute d’Assad en Syrie et l’émergence d’un nouveau régime à Damas représentent à la fois des opportunités et des défis stratégiques pour Ankara. Entre pressions internes et calculs géopolitiques, le président turc joue une partie complexe, déterminante pour sa survie politique et pour l’avenir du Moyen-Orient.
L’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et principal opposant à Erdoğan, a déclenché une vague de protestations sans précédent en Turquie. Accusé de corruption, İmamoğlu dénonce une manœuvre politique visant à le neutraliser avant la présidentielle de 2028. Depuis son incarcération, des dizaines de milliers de manifestants descendent quotidiennement dans les rues, malgré une répression policière brutale.
Cette crise intérieure fragilise Erdoğan, déjà affaibli par la perte d’Istanbul et d’Ankara lors des municipales de 2024. Les critiques internationales s’intensifient, isolant davantage la Turquie sur la scène mondiale. Erdoğan, autrefois perçu comme un leader incontesté, se retrouve confronté à une opposition revigorée et à une société civile mobilisée, limitant sa marge de manœuvre sur le plan régional.
L’arrestation d’İmamoğlu n’est pas un événement isolé. Elle s’inscrit dans un contexte de répression accrue contre les voix dissidentes en Turquie. Depuis plusieurs années, Erdoğan a systématiquement affaibli les institutions démocratiques, en prenant le contrôle des médias, en emprisonnant des journalistes et en réprimant les manifestations. Cette stratégie de contrôle total a permis à Erdoğan de consolider son pouvoir, mais elle a également alimenté une frustration croissante au sein de la société turque.
La contestation actuelle est d’une ampleur inédite depuis le mouvement de Gezi en 2013. À l’époque, les manifestations avaient été déclenchées par un projet urbain controversé à Istanbul, mais elles avaient rapidement pris une dimension politique, dénonçant l’autoritarisme croissant d’Erdoğan. Aujourd’hui, la mobilisation est encore plus large et plus structurée, portée par une opposition politique qui a su capitaliser sur les mécontentements de la population.
Les manifestations actuelles sont également marquées par une violence accrue de la part des forces de l’ordre. Les images de policiers utilisant des canons à eau et des gaz lacrymogènes contre des manifestants pacifiques ont fait le tour du monde, renforçant l’isolement de la Turquie sur la scène internationale. Les critiques de l’Union européenne et des États-Unis se sont multipliées, mais Erdoğan semble déterminé à maintenir son cap répressif, quitte à sacrifier les relations diplomatiques de la Turquie.
La Syrie post-Assad: un nouveau paysage stratégique
La chute de Bachar el-Assad en décembre 2024 a bouleversé l’équilibre géopolitique du Moyen-Orient. Le nouveau régime, dirigé par Ahmad el-Chareh, promet une transition rapide vers la stabilité. Pour Erdoğan, cette transition représente une opportunité majeure: faciliter le retour des quatre millions de réfugiés syriens présents en Turquie – un enjeu crucial pour apaiser une opinion publique turque de plus en plus hostile à leur présence.
Cependant, El-Chareh a signé un accord historique avec les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, prévoyant leur intégration à l’armée nationale syrienne. Cette alliance complique les projets militaires turcs dans la région et limite les marges de manœuvre d’Erdoğan. Le président turc se trouve ainsi face à un dilemme: privilégier la voie diplomatique pour faciliter le retour des réfugiés, ou opter pour une escalade militaire contre les Kurdes syriens pour renforcer son leadership nationaliste.
La chute d’Assad a également des implications pour la politique étrangère de la Turquie. Depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011, Erdoğan a adopté une position ferme contre le régime de Damas, soutenant les groupes rebelles et accueillant des millions de réfugiés syriens. Cependant, cette politique a également entraîné des tensions avec la Russie et l’Iran, alliés d’Assad. Avec la chute du régime, Erdoğan a l’opportunité de repositionner la Turquie sur la scène régionale, en se rapprochant des nouvelles autorités syriennes et en jouant un rôle clé dans la reconstruction du pays.
Cette opportunité n’est toutefois pas sans risque. Le nouveau régime syrien est encore fragile et fait face à de nombreux défis, notamment la reconstruction du pays et la réconciliation nationale. Erdoğan doit donc naviguer prudemment pour éviter de s’engager dans une situation instable qui pourrait nuire aux intérêts de la Turquie.
Diplomatie ou escalade militaire?
La voie diplomatique, soutenue par les États-Unis et la Russie, permettrait à Erdoğan de répondre aux attentes de l’opinion publique turque tout en stabilisant la frontière sud. Cependant, cette option pourrait être perçue comme un signe de faiblesse par sa base nationaliste, déjà mécontente de la gestion de la question des réfugiés.
À l’inverse, une escalade militaire contre les Kurdes syriens pourrait galvaniser son électorat, mais risquerait d’entraîner une confrontation directe avec Damas et ses alliés. Cette surenchère sécuritaire pourrait également aggraver les tensions avec les États-Unis, qui soutiennent les FDS dans leur lutte contre l’organisation dite “État islamique” (Daech), et isoler davantage la Turquie sur la scène internationale.
La question kurde est un autre facteur clé dans les calculs d’Erdoğan. La Turquie considère les milices kurdes syriennes, notamment les YPG (Unités de protection du peuple), comme une menace directe à sa sécurité nationale, en raison de leurs liens présumés avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), une organisation classée comme terroriste par Ankara. Erdoğan a déjà lancé plusieurs opérations militaires en Syrie pour combattre les YPG, mais ces interventions ont également entraîné des tensions avec les États-Unis, qui soutiennent les YPG dans leur lutte contre Daech.
Avec la chute d’Assad et l’émergence d’un nouveau régime à Damas, Erdoğan pourrait être tenté de lancer une nouvelle offensive contre les Kurdes syriens, sous prétexte de lutte antiterroriste. Une telle initiative pourrait galvaniser son électorat nationaliste, mais elle risquerait également d’entraîner une confrontation directe avec les nouvelles autorités syriennes et leurs alliés.
Un avenir incertain pour Erdoğan et la région
Face à une pression intérieure croissante et à un contexte régional en mutation, Erdoğan joue une partie délicate. Chaque décision, qu’elle soit diplomatique ou militaire, pourrait avoir des répercussions majeures sur sa survie politique et la stabilité du Moyen-Orient. Une approche diplomatique constructive pourrait renforcer sa crédibilité sur la scène internationale, mais risquerait de déplaire à sa base nationaliste. En revanche, une stratégie militaire agressive pourrait embraser la région et exacerber les relations déjà tendues avec l’Occident.
L’avenir politique d’Erdoğan et la stabilité régionale se trouvent ainsi intimement liés. Le président turc marche sur un fil, conscient que chaque choix pourrait sceller son destin politique ainsi que celui du Moyen-Orient.
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