Turquie: Gezi, cauchemar d'Erdogan et source d'inspiration des manifestants
Des manifestants brandissent une pancarte portant l'inscription « Gezi 2.0 loading » et des drapeaux turcs lors d'un rassemblement de soutien au maire d'Istanbul qui a été arrêté le 24 mars 2025. ©Angelos Tzortzinis / AFP

Les appels à la résistance et à marcher vers la place Taksim d'Istanbul lancés depuis six jours par les manifestants turcs ont réveillé le pire cauchemar du président Recep Tayyip Erdogan : le mouvement de contestation de Gezi, en 2013.

La fronde était partie de la mobilisation d'un petit noyau de militants écologistes contre un projet qui aurait détruit le parc stambouliote de Gezi, adjacent à la place Taksim, avant de se muer en une contestation plus large contre M. Erdogan, alors Premier ministre.

Pendant des semaines, plusieurs millions de personnes au total étaient descendues dans les rues du pays. Les heurts entre policiers et manifestants avaient fait huit morts et des milliers de blessés.

Le mouvement, durement réprimé, a fini par s'essouffler, mais son impact fut immense.

Depuis, les autorités interdisent tout rassemblement sur la vaste place Taksim, bouclée par la police depuis le début mercredi des manifestations déclenchées par l'arrestation du populaire maire d'opposition d'Istanbul, Ekrem Imamoglu, principal rival du président Erdogan.

"Taksim partout"

L'interdiction de rassemblement dans toute la ville, en vigueur depuis, n'a pas découragé les manifestants, souvent jeunes, qui se pressent par dizaines de milliers chaque soir devant la mairie d'Istanbul.

Les références au mouvement de Gezi sont omniprésentes : "Taksim partout, résistance partout !", scandent chaque soir des manifestants, reprenant un slogan de 2013.

"Özgür, conduis-nous à Taksim !", ont imploré des manifestants en s'adressant au chef du principal parti d'opposition, Özgür Özel, qui appelle chaque soir la foule à converger vers l'hôtel de ville.

La police, déployée en masse, a durci le ton face aux manifestants tentant de marcher vers Taksim en défi au président Erdogan.

La contestation de 2013 "a très certainement contribué à sa paranoïa (du président Erdogan, NDLR) à l'égard des manifestations", juge Aaron Stein, directeur du Foreign Policy Research Institute, aux États-Unis, pour qui le chef de l'État turc veut tout faire pour empêcher les manifestations actuelles de gagner encore en ampleur.

"Erdogan n'aime pas les manifestations (...) en raison de son manque d'adhésion à la démocratie et parce qu'elles ternissent son image de dirigeant à poigne", explique à l'AFP l'analyste Serkan Demirtas.

Répression

En 2013, la colère, notamment chez les jeunes, était liée à ce qui était perçue comme une altération de leur mode de vie, note-t-il, soulignant en revanche que la contestation actuelle a "été déclenchée par une profonde injustice politique".

"Ce qui se passe actuellement est bien plus grave", abonde Aaron Stein, pour qui l'arrestation du maire d'Istanbul "bouleverse le contrat social entre les Turcs et leur gouvernement".

Elif, une musicienne stambouliote de 36 ans participant aux manifestations, rappelle aussi qu'à la différence d'aujourd'hui le mouvement de 2013 n'était pas soutenu par un parti politique.

"C'était inédit car il s'agissait d'un mouvement populaire", souligne-t-elle.

Le pouvoir avait mené une répression implacable en arrêtant et accusant de terrorisme ou d'espionnage des figures de la société civile, des urbanistes et des militants.

La cible la plus célèbre de cette répression est le philanthrope Osman Kavala, condamné à la prison à vie par la justice qui l'accuse d'avoir tenté de renverser le gouvernement en soutenant le mouvement de Gezi, ce qu'il a toujours nié.

"Guerres culturelles"

Depuis lors, la Turquie n'avait pas connu de manifestations d'une telle ampleur.

Pour Dogan Gürpinar, historien à l'université technique d'Istanbul (ITU), le mouvement de Gezi a paradoxalement renforcé Recep Tayyip Erdogan : il y a vu "une opportunité de réorienter l'agenda politique sur le terrain des guerres culturelles", accentuant la polarisation de la société afin de "consolider sa base" estime-t-il.

"Il excelle sur ce terrain, manœuvrant avec agilité", ajoute M. Gürpinar.

Pour autant, l'historien s'interroge sur la capacité du président turc à sortir une nouvelle fois victorieux de l'actuelle vague de contestation.

"Sa base électorale et, de manière plus cruciale encore, sa base sociale, se sont considérablement érodées depuis 2013", souligne-t-il.

"Cette fois-ci, il s'agit d'un jeu différent de celui des guerres culturelles classiques qu'il a emprunté aux stratégies populistes", conclut M. Gürpinar.

 

Par Fulya OZERKAN, AFP

Commentaires
  • Aucun commentaire