
Dans le cadre du Festival al-Bustan, le pianiste libano-français Abdel Rahman el-Bacha a livré un récital de haut vol, guidant le public à travers un cheminement lumineux entre un Beethoven bouleversant et un Chopin poétique, tout en laissant Mozart s’exprimer de manière plus discrète.
Il est des artistes qui, mus par un désir profond de sincérité, choisissent délibérément de se mettre en retrait afin que l’œuvre, dénuée de toute ombre, puisse briller pleinement. Abdel Rahman el-Bacha est de ceux-là. Son jeu ne cherche ni l’effet ni l’emphase, mais la vérité du texte, servie avec une rigueur sans faille et une expressivité sans artifice. Après tant d'années passées à sculpter son art dans l’exigence la plus absolue, il n'a désormais plus rien à prouver. Ceux qui ont eu le privilège d’assister à ses concerts, au Liban comme en Europe, savent que son piano ne s’écoute pas seulement: il se reçoit comme une confidence.
Et si son nom évoque d’emblée Frédéric Chopin (1810-1849), c’est que peu d’interprètes ont su pénétrer, avec autant d’intuition, l’âme tourmentée du compositeur polonais. Mais cantonner El-Bacha à ce seul pan du répertoire serait oublier qu’il est avant tout un pianiste beethovénien par excellence. Il suffit d’écouter, de réécouter et de se délecter de ses deux enregistrements de l’intégrale des 32 Sonates de Ludwig van Beethoven (1770-1827) – le premier réalisé pour le label Forlane entre 1984 et 1992, et le second pour le label Mirare en 2013 – pour en saisir la véritable grandeur. Lors de son récital du 13 mars au Festival al-Bustan, il a offert un programme où Beethoven et Chopin s’imposaient, tandis que l’ombre de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) se dessinait avec une tendresse insoupçonnée. Car oui, Mozart. Un compositeur auquel le pianiste libano-français est viscéralement attaché, au point d’en faire non pas un simple hommage, mais un dialogue intime.
Grande épreuve mozartienne
“Le déchiffrage aisé [des partitions de Mozart] est d'autant plus étonnant que la musique de ce génie universel soumet ses interprètes à la plus grande épreuve: sa transparence dévoile la personnalité de celui qui prétend la jouer; impossible de tricher, ni musicalement, ni instrumentalement; le grand naturel de ces compositions débusque la moindre intention d'éblouir artificiellement”, écrivait Abdel Rahman el-Bacha. Et, en effet, la Sonate en ut mineur K. 457 de Mozart, avec laquelle il inaugure le concert, va bien au-delà de sa simplicité apparente: elle déploie, dans ses moindres recoins, une profondeur et une complexité qui défient toute lecture hâtive, exigeant de l’interprète et de l’auditeur une écoute affinée, loin des évidences superficielles.
Selon Bernard Fournier, éminent spécialiste européen de l'œuvre de Beethoven, chaque mouvement de cette sonate porte en lui un caractère pré-beethovénien, peut-être même davantage que dans le Concerto pour piano en ré mineur K. 466, pour lequel le génie de Bonn composa deux cadences. Dans le premier mouvement, Molto allegro, la conduite du discours est très beethovénienne dans sa façon de structurer l'action dramatique avec de puissants contrastes, non seulement de nuance dynamique mais de masse, et bien sûr de caractère expressif: violence/tendresse. Bien que le phrasé du pianiste est indéniablement éloquent et limpide, une certaine réserve se fait sentir dans l’évolution de ses contrastes, qui, au lieu de s’épanouir pleinement, restent suspendues dans une sorte d’uniformité discrète.
Ce n’est que dans le Rondo final, lui-même riche de contrastes aussi bien à l’intérieur du thème du refrain, entre les couplets que dans les métamorphoses du refrain à chaque nouvelle réapparition, qu’Abdel Rahman el-Bacha nous sature de sons, sans toutefois y glisser la moindre trace de dureté. Il met en lumière ces ruptures discursives profondes, inhabituelles chez Mozart, dévoilant ainsi, sans ambiguïté, ses couleurs beethovéniennes, comme un prélude à la Sonate op. 10 n°3 du maître allemand qui va suivre.
Frémissement d’âme
“Il s'agit de l'une des plus importantes sonates du jeune Beethoven, avec l'Opus 7, en dehors de celles qui sont déjà bien connues. On y trouve un magnifique développement fougueux du premier mouvement, Presto, mais surtout un sublime Largo e mesto”, explique Bernard Fournier en précisant que le terme mesto est rarement utilisé par Beethoven, ce mouvement anticipant l'Adagio mesto du Quatuor opus 59 n° 1. Le jeu d’El-Bacha ne se contente pas de restituer la partition, il en révèle la substance, ce frémissement d’âme qui distingue le virtuose du simple interprète. Il ne s'agit plus seulement d’un pianisme raffiné, mais de la quintessence même du jeu pianistique, qui jaillit de ses doigts et trace un cantabile bouleversant, d'une grande richesse harmonique. Dans le deuxième mouvement, il fait éclater un “chant éperdu de tristesse entrecoupé de rugissements soudains, tels des cris de révolte”, pour reprendre les mots du musicologue français.
Un chant de solitude et de désolation avant d’offrir un moment de douceur qui agit “comme un baume sur une blessure”, selon Alfred Brendel. Dans l’effervescence du brillant Rondo final, plein de surprises, on se laisse emporter, grisés par la frénésie de l'instant. El-Bacha semble attendre ce moment pour se livrer pleinement à la fougue beethovenienne, telle une déflagration maîtrisée qui finit par se déchaîner.
Frémissement d’âme
À la suite d'un entracte de vingt minutes, Abdel Rahman el-Bacha regagne la scène pour se consacrer aux 24 Préludes op. 28 de Chopin. Chacune de ces œuvres exige un son, une articulation et un poids sonore uniques, mais aussi un sens et une révélation qui leur sont propres. Le virtuose les égrène successivement avec une aisance et une intelligence interprétative bouleversantes, jouant comme si sa propre vie en dépendait. Faut-il encore rappeler qu’El-Bacha est parmi les rares pianistes au monde à avoir enregistré, entre 1996 et 2000 pour Forlane, l’intégrale de l’œuvre pour piano seul de Chopin dans l’ordre chronologique de composition? Si tous les préludes trouvent la voie de l’incandescence sous ses doigts, certains seront particulièrement magnifiés par une prestation d'une finesse absolue, notamment le no4 en mi mineur, le no13 en fa dièse majeur, le no15 en ré bémol majeur, le no19 en mi bémol majeur, et évidemment le no24 en ré mineur. On en retiendra son legato princier, son rubato si naturel et sa pédale qui soutient l’harmonie sans jamais la noyer. Ce soir-là, Abdel Rahman el-Bacha aura sublimé cet opus, prouvant que l’œuvre chopinienne est uniquement destinée aux poètes du piano, ceux qui savent saisir l’ineffable et en dévoiler la beauté inhérente.
Sous un tonnerre d'applaudissements, le public réclame un bis, auquel l'artiste répondra avec une ferveur sincère. Il rend ainsi hommage à “notre héroïne Fairouz”, pour reprendre ses mots, et interprète son propre arrangement du célèbre air Nassam Aalayna el-Hawa. Ce soir, on aura tout vu et entendu.
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