
On ne peut qu’être horrifié par les abominations qui viennent de se produire dans le “pays alaouite”, à quelque centaines de kilomètres de nos télévisions.
À l’heure des smartphones, les images nous en sont parvenues, plus crues et abjectes que jamais. Le président syrien par intérim a promis de mener une enquête et d'arrêter les coupables. Quoi! Va-t-il condamner à mort celui qui, dans une ivresse guerrière, a achevé des hommes déjà à terre, après les avoir forcés à avancer à quatre pattes et à aboyer? Quelle réhabilitation est-elle possible en pareil cas? Ne sont-ils pas vivants parmi nous, ceux qui ont fait exploser des voitures piégées près de nos boulangeries et à l'entrée de nos supermarchés? Il serait hypocrite de condamner les atrocités des autres et d’ignorer que des massacres semblables, sinon pires, ont jalonné aussi notre guerre et notre passé historique à nous.
Il n’est pas question ici d’individus, mais de sociétés de violence potentielle et comme sous emprise: de sociétés où se réveillent des mémoires traumatisées, des réflexes conditionnés dès l’enfance, des anathèmes religieux distillés à longueur d’années, des mécanismes de défense ataviques; des sociétés auxquelles sont injectées, parfois du dehors, des convoitises, des incitations perverses et des promesses fallacieuses.
Que faire de ces mémoires, de ces phantasmes parfois, criminellement entretenus? D’abord et avant tout, ne jamais oublier qu’ils existent, qu’ils sont là, qu’ils opèrent, dans l’ombre, leur travail de sape; et qu’ils n’attendent que des circonstances favorables pour bondir et/ou resurgir.
“La guerre est une défaite pour l’humanité”, a averti Jean-Paul II, s’adressant à George Bush fils. C’est de l’avoir superbement ignoré que quelques jours plus tard, sous un faux prétexte, les États-Unis ont attaqué l’Irak (2003), ouvrant indirectement la voie à l’émergence du groupe État islamique et à un enchaînement de causes à effet dont les rebondissements au Moyen-Orient se prolongent jusqu’à nos jours.
Oui, la guerre est une défaite pour l’humanité, parce qu’elle expose au grand jour la face obscure de la nature humaine, le “vieil homme” avec ses convoitises, pour user d’un concept fondamental de l’anthropologie chrétienne. Et l’ignorer, c’est ouvrir la voie à toutes les erreurs et à toutes les utopies. C’est la vérité qu’expose le philosophe russe Nicolas Berdiaev, qui fut un contemporain de la révolution bolchévique (1917). “Toute grande révolution, écrivit-il, a la prétention de créer un homme nouveau. Or, la création d’un homme nouveau est une entreprise infiniment plus grande, plus radicale que la création d’une société nouvelle. On voit bien, à la suite d’une révolution, se constituer une société nouvelle, mais on chercherait en vain l’homme nouveau. C’est en cela que consiste la tragédie de la révolution, son échec fatal. (…) C’est le vieil Adam (…) qui fait aussi bien la révolution que la contre-révolution”. (“De l’esclavage et de la liberté de l’homme”, Nicolas Berdiaev, p.253, DDB,1990).
C’est exactement la raison pour laquelle aucun printemps de l’histoire, comme nous en avons fait l’expérience en 2019 et comme la Syrie le vit aujourd’hui, ne doit être idéalisé, sacralisé. Ce printemps n'est pas un phénomène naturel. Ce sont les hommes qui le font. C’est à ce prix-là que l’on se défendra du découragement qui provient des “lendemains qui déchantent”, des reculs, des mauvaises décisions et des stagnations… et de la barbarie.
Il n’y a de progrès possible, en l’homme pris individuellement comme dans les sociétés, que celui de l’intériorité et de l’intériorisation des valeurs, celles qui soudent la communauté humaine, sous l’action d’une force venue de plus loin, et de plus haut que l’homme.
C’est en particulier l’expérience des Églises du Moyen-Orient qui, toutes, ont connu les persécutions, les tribulations, le poignard, la corde et les balles. Toutes ont été chassées, parfois plus d’une fois, de leur sol natal, de leurs foyers nationaux: l’Église arménienne, l’Église syriaque, l’Église maronite, l’Église chaldéenne. Toutes ont souffert et, par réflexe, se sont repliées sur elles-mêmes, se sont laissé scléroser par le cléricalisme, le carriérisme, l’esprit de parti, le dogmatisme, qui ne sont, en réalité, que d’autres tyrannies.
Toutes sont engagées aujourd’hui dans un effort de renouvellement et de dépassement de ce que l’anthropologie chrétienne, après saint Paul, appelle “le vieil homme” avec ses “maladies”. Ce combat est un combat de tous les jours et ne s’achève qu’à la mort.
Garder l’œil ouvert sur cette vérité, voilà qui est indispensable pour surmonter les déceptions, les reculs et les mésaventures de l’histoire, comme cela se produit sous nos yeux, et pour faire advenir l’État fort auquel nous aspirons depuis toujours. Nous y abordons enfin, “fatigués des guerres des autres sur notre territoire” (propos tenus par le président Joseph Aoun devant une délégation iranienne) et des massacres qui nous ont meurtris, avec une fois de plus la conviction que “cette fois, l'espoir est permis!”. Mais ce sera, redisons-le, un combat de tous les jours.
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