“La Tragédie de Carmen” au Bustan: le feu de la passion
La mezzo-soprano Anita Rachvelishvili interprète le rôle de l'héroïne dans “La Tragédie de Carmen”, dirigée par Gianluca Marcianò, lors du Festival Al-Bustan. ©Festival al-Bustan

À l’occasion du 150ᵉ anniversaire de Carmen, l’opéra de Bizet prend vie sur la scène du Festival al-Bustan dans une version intime signée Peter Brook. Anita Rachvelishvili, en Carmen, séduit par son charisme et sa puissance vocale, incarnant une héroïne consumée par ses passions. Eduardo Niave, émouvant Don José, livre une interprétation pleine de nuances, tandis que Maria Zapata et Gabriel Alonso apportent une belle complémentarité au quatuor vocal. La direction de Gianluca Marcianò, sobre mais efficace, offre une lecture émotive et cohérente de l’œuvre.

À l'occasion du 150e anniversaire de Carmen, le célébrissime opéra de Georges Bizet (1838-1875) se retrouve, une fois de plus, au cœur de la scène musicale, porté par l’image d’une héroïne qui fascine et déroute. Loin d’être maîtresse de son sort, Carmen, figure hyperbolique de liberté et d’émancipation de la femme, se trouve captive de son propre destin, victime consentante de ses passions dévorantes. Victime aussi de la société qu’elle cherche pourtant à fuir dans un élan désespéré. C’est dans un esprit de recherche de l’essence du drame que le metteur en scène britannico-français, Peter Brook, se propose de revisiter, en 1981, le chef-d’œuvre bizetien dans La Tragédie de Carmen. Il tente, tant bien que mal, de distiller l’intrigue jusqu’à ses éléments les plus fondamentaux. Si la réduction de la partition à un ensemble de chambre et la suppression du chœur accentuent la dimension intimiste et font plonger dans une urgence dramatique plus brute, cette simplification prive néanmoins l’œuvre de la richesse sonore qui fait sa grandeur.

Présentée le 8 mars au Festival al-Bustan, cette version mise sur l’intensité expressive de ses interprètes. La mezzo-soprano géorgienne Anita Rachvelishvili prête à Carmen son timbre charismatique, face au ténor mexicain Eduardo Niave, un Don José bouleversant, déchiré entre passion et désespoir. La soprano espagnole Maria Zapata (Micaëla) et le baryton espagnol Gabriel Alonso (Escamillo) complètent ce quatuor avec finesse, contribuant à l’équilibre de cette proposition scénique. Si La Tragédie de Carmen ne remplace pas le chef-d’œuvre foisonnant de Bizet, elle en révèle une facette plus âpre, tendue vers l’inéluctable.

Sensualité sauvage

Dès son entrée, Anita Rachvelishvili impose une Carmen d’une présence magnétique. Son timbre, chaleureux au point de brûler, sculpte chaque phrasé avec une sensualité sauvage, portée par un legato naturel et une diction impeccable. Chaque note semble ainsi s’arracher d’un brasier intérieur. Sa Habanera se pare de frissons félins, caresse avant de mordre, mais c’est dans la Séguedille et la Chanson bohème que sa virtuosité éclate pleinement. Son chant devient incandescent: chaque inflexion crépite, fuse et consume, laissant derrière elle un sillage de braises ardentes. Indomptable, la Carmen qu’elle porte à la scène s’empare de l’espace sonore, reléguant quiconque ose l’approcher dans l’ombre de sa flamboyance. Ses qualités vocales, aussi fines soient-elles, n’auraient pu s’épanouir pleinement sans cette synergie avec une expressivité percutante, et ô comme cette harmonie est rare et précieuse. À ses côtés, briller relève de l’exploit.

Et pourtant, face à elle, Eduardo Niave campe un Don José profondément marqué par une émotion brute et une détermination fébrile. Le ténor fait preuve d’une maîtrise fine des contrastes dynamiques. Dans La fleur que tu m'avais jetée, il souligne toute la richesse des nuances entre les passages doux et les éclats plus intenses, exprimant tour à tour la tendresse et la frustration, tantôt avec une grande délicatesse, tantôt avec une puissance dramatique. Cependant, ce qui marquera particulièrement sa prestation, c’est la modulation des couleurs vocales. Don José traverse en effet plusieurs états émotionnels intenses, allant de la douceur de l’amour à la brutalité de la jalousie. Niave n’hésite pas à explorer des registres variés, en ajustant la couleur de sa voix: d’abord claire et douce, puis plus sombre et tendue à mesure que l’histoire progresse et que son personnage se dégrade. Dans le duo final, ses aigus projetés avec une force dramatique irrépressible font de sa déchéance un moment de pure tragédie.

Intensité dramatique

Dans l'ensemble, la prestation de Maria Zapata (Micaëla) et de Gabriel Alonso (Escamillo) apporte de solides contributions au quatuor vocal de Carmen. Zapata interprète l'air Je dis que rien ne m'épouvante ainsi que le duo Parle-moi de ma mère, parmi d'autres, avec grande précision. Sa voix, limpide, mais parfois mordante, reflète parfaitement la sincérité et la vulnérabilité de son personnage, tout en traduisant l’intensité de ses sentiments, surtout dans les moments où une déclaration émotive de son amour devient essentielle. Alonso, quant à lui, incarne Escamillo avec une aisance remarquable, notamment dans l'air Votre toast, je peux vous le rendre (Couplets du toréador), où sa voix de baryton impressionne par sa prestance. Son timbre, d'une grande beauté, faut-il le préciser, possède une richesse qui sert parfaitement le personnage du torero. Cependant, il se laisse parfois emporter par le flux orchestral, affaiblissant la projection de certaines nuances et réduisant l'impact théâtral et sensuel du personnage, qui aurait mérité davantage de contrôle vocal pour maintenir une tension plus marquée.

Science musicale

Pour conduire cette formation, Gianluca Marcianò fait preuve d'une science musicale et d'une parfaite compréhension de l’œuvre, dirigeant un orchestre composé de musiciens libanais et internationaux. Il fait le choix d’une gestuelle sans fioritures, évitant toute forme d’ostentation pour ne laisser place qu’à des mouvements épurés. Bien que l’orchestre mette un certain temps à libérer l'énergie attendue d'une telle partition, il parvient finalement à faire sonner l'ensemble comme un instrument cohérent, offrant des instants d'émotion pure d'une grande beauté. Une mention toute particulière revient aux instruments à cordes, plus particulièrement au violon et à l'alto qui ont fait preuve d'une maîtrise absolue tout au long de la pièce. Il convient également de citer la flûtiste suédoise Elisabeth Nilsson qui s'est particulièrement distinguée par une prestation très louable, notamment dans Le Mariage gitan où les différents dialogues instrumentaux ont pris forme avec une fluidité exquise. Et pour couronner le tout, les cuivres… on peut dire qu’ils n’ont jamais sonné aussi bien au Liban!

Ce concert est la preuve éclatante que l'opéra a toute sa place au Liban. L'enthousiasme du public, palpable et sincère, montre qu'investir dans ce domaine serait non seulement judicieux, mais nécessaire.

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