Le moi éclaté, quand les réseaux sociaux et l’IA redéfinissent la psyché
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Dans un monde où le virtuel s’impose, l’identité se fragmente, le narcissisme s’exacerbe et la vérité subjective vacille. Entre faux self, isolement et désir manipulé par l’IA, cet article décrypte les mécanismes inconscients façonnant nos relations et questionne l’avenir du sujet à l’ère numérique.

Le monde virtuel, soutenu par l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux, est en train de redéfinir en profondeur la psyché humaine. À travers ce prisme numérique, l’identité se fragmente, le narcissisme se renforce, la vérité subjective vacille et le rapport à l’autre se transforme.

La construction identitaire repose sur un équilibre entre la réalité psychique et la réalité extérieure, entre le soi et l’altérité. Or, les réseaux sociaux introduisent une distorsion dans cette dynamique en offrant la possibilité de créer plusieurs identités virtuelles, souvent en contradiction avec l’identité réelle. Des chercheurs ont évoqué un phénomène de dissociation en ligne, où l’individu module sa personnalité selon le contexte numérique. Cette dissociation peut conduire à un clivage du moi, que Sandor Ferenczi a qualifié d’auto-clivage narcissique, dans lequel le sujet ne parvient plus à intégrer les différentes facettes de son identité en un tout cohérent. Dès lors, la multiplication des avatars numériques favorise une fragmentation de la subjectivité : l’individu oscille entre des identités idéalisées et un soi réel relégué au second plan. Cette dynamique peut créer un malaise existentiel, amplifié par la nature éphémère et performative de l’identité virtuelle.

Ce morcellement identitaire risque d’évoluer vers une dépersonnalisation. L’immersion prolongée dans des espaces virtuels produit une altération du rapport à soi et au monde. Le sociologue Alain Ehrenberg suggère que l’évitement du réel au profit du virtuel traduit une tentative de concilier l’idéal du moi et le moi réel, en construisant une existence numérique où la souffrance et les limites imposées par la réalité sont évacuées. Toutefois, cette fuite ne saurait être sans conséquences: en privilégiant une version idéalisée de soi-même, le sujet risque une aliénation progressive, éprouvant un sentiment de vide et une perte de sens lorsqu’il est confronté à la réalité tangible.

L’une des dimensions majeures du monde numérique réside dans l’exacerbation du narcissisme : les réseaux sociaux offrent un terrain propice à l’entretien d’une image idéalisée, soigneusement contrôlée, renforcée par la gratification instantanée des "likes" et des commentaires valorisants. Cette quête de reconnaissance alimente un narcissisme fragile, où la confiance en soi dépend fortement du regard de l’autre, fortifiant la construction d’un faux self, une façade créée pour répondre aux attentes sociales, au détriment de l’authenticité subjective. Le danger réside alors dans la construction d’un soi factice, qui éloigne progressivement le sujet de sa véritable subjectivité et de ses désirs inconscients.

Ce faux self, construit dans une logique d’adaptation aux normes sociales, fonctionne comme une défense contre l’angoisse existentielle. Il permet de préserver une image maîtrisée, mais au prix d’une aliénation progressive. C’est ce à quoi met en garde D. Winnicott qui précise que le faux self peut devenir envahissant lorsque l’individu se conforme entièrement aux attentes extérieures sans laisser s’exprimer son soi véritable. Dans l’univers des réseaux sociaux, ce phénomène est amplifié : l’individu doit en permanence façonner son image numérique, réajuster sa présence en ligne en fonction des attentes de son public et calibrer ses interventions pour correspondre à une norme implicite de valorisation. Cette surenchère de mise en scène entraîne une rupture entre le moi authentique et l’identité affichée, créant un sentiment d’inadéquation et de vide intérieur.

Cette dissociation entre le moi numérique et le moi réel s’inscrit dans un cadre plus large où la réalité psychique est mise à rude épreuve. Le monde virtuel brouille la frontière entre fiction et réalité, offrant un espace où l’individu peut se recomposer selon ses désirs et ses fantasmes. Avec le psychanalyste hongrois Nicolas Abraham, nous pouvons inférer que l’introjection des expériences numériques est entravée par la nature artificielle du virtuel, ce qui empêche l’individu d’intégrer pleinement ces expériences à son psychisme. Cette tension entre illusion et réalité engendre une confusion identitaire, où l’individu a tendance à confondre son être profond avec l’image qu’il projette.

L’isolement constitue une autre conséquence majeure du numérique. Le sociologue Francis Jauréguiberry distingue deux tendances opposées : l’enfermement dans le virtuel pour échapper à un réel insatisfaisant ou perçu comme menaçant, et l’altération du rapport au réel sous l’influence du numérique. Dans les deux cas, l’individu se coupe du monde tangible, réduisant ses interactions incarnées au profit de relations dématérialisées. Winnicott insiste sur l’importance du cadre et de l’environnement pour structurer le moi ; or, l’absence de cadre tangible dans le numérique peut favoriser un repli psychique, une solitude où l’autre devient une simple projection, vidée de toute interaction réelle. Ce repli alimente un sentiment d’incomplétude, où le sujet, bien que connecté en permanence, est confronté à son manque profond.

L’intelligence artificielle intensifie ce phénomène en remodelant le désir humain. Freud définit le désir comme indestructible, structuré autour du manque et de l’altérité. Or, les algorithmes d’IA, en anticipant et en comblant immédiatement les attentes de l’utilisateur, court-circuitent ce processus. Si nous admettons que l’individu a besoin d’être reconnu dans sa singularité pour construire un narcissisme sain, l’IA écorne ce besoin en homogénéisant les interactions et en proposant des expériences standardisées, éloignant le sujet de sa propre singularité. Jacques Lacan rappelle que le désir est désir de l’Autre et qu’il suppose une dialectique et un échange. En se substituant à cet Autre, l’IA réduit la dimension intersubjective du désir et enferme l’individu dans une consommation passive de contenus façonnés pour lui.

Le film Her de Spike Jonze illustre avec pertinence les nouvelles formes de relations affectives qui émergent à l’ère du numérique. Theodore, le personnage principal, développe une relation intime avec une intelligence artificielle nommée Samantha. Cette IA, incarnée uniquement par une voix, semble lui offrir une relation idéale, dénuée de conflits et parfaitement adaptée à ses désirs. Theodore projette ainsi sur Samantha ses attentes affectives et ses blessures passées, comme le fait inconsciemment tout sujet amoureux. Cependant, cette projection est renforcée par l'absence de corps de Samantha, qui devient une surface vierge où Theodore peut déposer ses fantasmes, en les amplifiant.

Un autre aspect fondamental du film est la manière dont la voix de Samantha participe à l’illusion d’une intimité authentique. La voix est un objet partiel qui véhicule du désir. La voix de Samantha relie inconsciemment Theodore à un archaïque objet de désir, à une présence sans corps qui renforce son ravissement. Si le fantasme repose souvent sur une relation à un objet inatteignable, en supprimant toute matérialité, le film pousse cette logique à son paroxysme.

La relation entre Theodore et Samantha finit par générer une forme de déréalisation. Plus Theodore s’attache à Samantha, plus il s’isole et s’éloigne du monde réel. En cherchant un amour rêvé sans faille, il se prive de l’expérience authentique de la rencontre, qui implique inévitablement une part d’imprévu et de désillusion.

Ce film fait remarquablement écho aux risques que posent les nouvelles technologies en matière de construction identitaire. L’individu, fasciné par une projection idéalisée, risque de perdre de vue la nécessité d’un ancrage dans le monde tangible.

Face à ces mutations, une réflexion critique s’impose pour préserver la complexité du désir humain et celle de l’interaction intersubjective. Le numérique ne saurait remplacer la confrontation à l’altérité, socle fondamental de la construction de soi. Il est impératif de demeurer dans la difficile mais nécessaire reconnaissance de son désir, dans l’interaction et la confrontation à l’autre, afin que l’humain en chacun ne se dissolve pas dans un miroir aux alouettes, digital et, quoiqu’on en dise, orienté.

 

 

 

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