
Le hasard des calendriers a fait que, cette année, les jeûneurs chrétiens et musulmans se tiendront compagnie pendant le mois lunaire de Ramadan, qui va du 1er au 29 mars. Leurs jeûnes respectifs commencent à deux jours d’intervalle: samedi 1er mars pour les musulmans, lundi 3 mars pour les chrétiens orientaux. Chez les catholiques latins, le carême commence deux jours plus tard, soit le mercredi 5 Mars, dit “Mercredi des Cendres”. Comme dans les Églises orientales catholiques, on y commence l’effort de pénitence et de contrôle de soi avec une croix faite de cendres humides que le prêtre dessine sur le front avec ces mots: “Souviens-toi, homme, que tu es poussière, et qu’à la poussière tu retourneras”. Ce rituel n'existe pas, toutefois, dans les Églises de tradition byzantine.
Alors que les musulmans auront atteint le but de leur pèlerinage ascétique à l’Aïd el-Kabir, la grande fête, les chrétiens poursuivront leur jeûne jusqu’au dimanche 20 avril, date à laquelle ils se reposeront à leur tour de leurs efforts et fêteront la Résurrection du Christ.
Extérieurement, les rituels respectifs de jeûne des musulmans et des chrétiens ne se ressemblent pas trop. Les musulmans en effet observent un jeûne complet, sans manger ni boire, du lever du soleil jusqu’à la nuit, qu’ils rompent alors en mangeant normalement un repas substantiel, le iftar, et un repas plus léger, le souhour, peu avant l’aube.
La fragrance du café à midi
Chez les chrétiens orientaux, le carême est de 40 jours. Mais cela ne veut pas dire 40 jours de jeûne. Les 40 jours sont un temps liturgique correspondant aux jeûne du Christ. Par ailleurs, la Semaine sainte n'est pas comprise dans les 40 jours. En gros, le carême est une période pendant laquelle on s’abstient de toute viande et nourriture riche, de fumer, de boire et de toute intimité physique. Ce carême est composé de séquences de jeûne total et d’autres d’abstinence.
Les maronites, par exemple, jeûnent de minuit à midi, sauf samedi et dimanche, avec autorisation de boire de l’eau si nécessaire. Cela peut paraître facile, mais ce sont là des règles établies quand l’homme se levait avant le jour pour se rendre aux champs. La rupture du jeûne quotidien se fait d’habitude autour d’un café à midi, que l'on soit à la maison ou au travail. Aux grandes fêtes, comme celle de l'Annonciation (25 mars), les maronites ne jeûnent pas. Chez les orthodoxes, les impératifs du jeûne sont en général plus sévères, l'abstinence étant requise tout au long des 40 jours.
Il n’existe pas de statistiques fiables sur la pratique du jeûne dans les différentes communautés au Liban, mais il est courant d’entendre dire que les musulmans “prennent le jeûne plus au sérieux”. De fait, les commandes sociales du jeûne fonctionnent mieux chez les musulmans que chez les chrétiens, où le contrôle est plus relâché, sauf quand il s’exerce au sein de certains cercles et communautés restreints (ordres religieux, mouvement apostoliques, familles, collègues proches).
Mercantilisme et symbolique religieuse
Dans les deux religions, la pratique du jeûne a pour objectif de se rapprocher davantage de Dieu. Le jeûne est là pour purifier l’âme des “passions” qui freinent son aspiration à connaître et à aimer Dieu. Ce jeûne est à distinguer, de toute évidence, de celui que l’on observe pour maigrir ou pour raison de santé, même si certains jeûneurs ne dédaignent pas ces "bénéfices accessoires".
Toutefois, tout comme cela se passe pour les fêtes chrétiennes de Noël et de Pâques, où l’esprit mercantile efface souvent la symbolique chrétienne et lui substitue une imagerie simpliste de consommation (le sapin, les cadeaux, le Père Noël, pour la fête de la Nativité, les lapins, les poussins et les œufs en chocolat pour Pâques), le jeûne musulman – comme temps de mortification – s’efface parfois devant un cérémonial de vie nocturne faite à la fois de vie familiale et de bombance, de longues heures à la cuisine et d'interminables séries télévisées.
En fait, comme le savent bien les grossistes, on relève habituellement un surcroît de consommation durant le mois de Ramadan, et un renchérissement du prix des légumes: oignons, radis, tomates, persil, menthe, etc. Le fattouche est en effet une incontournable salade dans tout iftar qui se respecte. Celui-ci commence traditionnellement par quelques dattes et du jus de réglisse (souss). Tout cela a son charme et vivifie la vie sociale, mais peut faire sombrer le jeûne dans le gargouillis des narguilés.
A ce folklore s’ajoute, chez les chrétiens catholiques, le jeudi précédant le début du jeûne, la tradition du “Jeudi de l’ivresse” (khamis es-sakara) où l’on siffle religieusement le flacon d’arack en mangeant du foie cru, des feuilles de menthe, des oignons et du labné à l’ail. Le Mardi Gras ou le Carnaval est l’équivalent occidental de ce relâchement. Il va de soi qu’il y a là un détournement du sens du jeûne. L’ivresse ne prépare pas mieux à l’abstinence que la sobriété. Pour le confirmer, il n’y a qu’à se tourner vers la tradition des syriaques orthodoxes qui se préparent au carême par... un jeûne total de trois jours, dit “Jeûne de Ninive”.
Sur le plan doctrinal, différences et similitudes cachées
Sur le plan doctrinal, la différence entre les jeûnes musulman et chrétien est assez nette, encore qu’en profondeur, des similitudes plus claires se dessinent. Le jeûne du Ramadan est l’un des cinq piliers de l’Islam, avec la profession de foi (chahada): “J’atteste qu’il n’y a de divinité que Dieu, j’atteste que Mohammed est son prophète”; la prière récitée cinq fois par jour; l’aumône légale, ou zakat, et le pèlerinage à La Mecque. Ramadan est le mois du jeûne parce que c’est le mois au cours duquel le Coran a été révélé. Le mois s’achève sur la fête du Fitr, également dite “la petite fête” suivie de l’Adha (Aïd el-Kébir) ou “le jour du sacrifice”, l'aïd el-Kebir («la grande fête») qui commémore la foi d’Abraham quand, sur l’ordre de Dieu, il offrit en sacrifice son fils (Ismaël pour les musulmans, Isaac pour les Chrétiens) auquel un ange substituera, au dernier moment, un mouton.
Un chrétien pourrait retenir pour lui-même cette vertu de foi en Dieu et de confiance d’Abraham, offrant ce qu’il a de plus cher, de plus irremplaçable. Inversement, un musulman peut se reconnaître dans la vision chrétienne du jeûne et voir, dans l’offrande sacrificielle, celle de Jésus, l’Agneau de Dieu.
En fait, le jeûne touche à ce qu’il y a de plus intime en l’homme, son cœur. Un cœur qui, selon le philosophe Jean Guitton interprétant Pascal, “incarne la vérité dans la charité”. Or le changement de cœur est la clé de toute conversion, et il ne s’opère que lorsqu’on rencontre Dieu. Il suffit parfois d’un rien. Pour Claudel, par exemple, il a suffi qu’il soit à Notre-Dame de Paris, au milieu de la foule des fidèles, “près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie”. “En un instant, je crus”, dit-il.
Pour certains mystiques cette rencontre peut durer des heures entières; des moments prolongés durant lesquels Dieu opère au plus intime de nous-mêmes et nous change. Dans cette optique, la prière, le jeûne, l’aumône, les pèlerinages, l’oraison et toute la panoplie des pratiques ascétiques n’ont d’autre but que de garder vivante cette rencontre: des bûches qu’on ajoute dans une cheminée qui flambe. Mais sans le cœur, ce serait vouloir se réchauffer devant une cheminée éteinte.
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