Le Canal du Panama au cœur du projet expansionniste de Trump: quels sont les enjeux?
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La réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis marque l’aube d’une nouvelle ère expansionniste, nourrie par des promesses audacieuses formulées durant sa campagne électorale.

De l’ambition d’annexer le Groenland à l’utopie d’intégrer le Canada comme 51ᵉ État américain, en passant par la volonté de reprendre le contrôle du Canal de Panama, le président réélu ravive des projets qui résonnent comme des échos du passé. Parmi ces aspirations, le Canal de Panama, chef-d’œuvre d’ingénierie et artère cruciale du commerce mondial, se retrouve une fois de plus au cœur des tensions géopolitiques.

Donald Trump, via sa plateforme Truth Social, a exprimé son intention de réclamer la restitution de cette voie stratégique au contrôle américain, invoquant des préoccupations sur sa gestion et son importance pour la sécurité nationale des États-Unis. “Le canal de Panama est un atout national vital pour les États-Unis, en raison de son rôle critique dans l’économie américaine et la sécurité nationale”, a-t-il déclaré. Mais d’où vient cette ambition et quelles en sont les réelles implications géostratégiques? 

Lorsque le Canal de Panama a été inauguré, en 1914, il incarnait une prouesse d’ingénierie inégalée. À travers un système complexe d’écluses, des navires transportant des milliers de tonnes de marchandises pouvaient être élevés au-dessus de montagnes et naviguer entre l’Atlantique et le Pacifique. Cependant, sa construction s’est accompagnée de tragédies: des milliers de travailleurs y ont laissé leur vie et son histoire est jalonnée de controverses, notamment le transfert d’autorité des États-Unis au Panama dans les années 1970. 

La genèse de ce canal remonte à une vision stratégique américaine portée par le président Theodore Roosevelt au début du XXᵉ siècle, dans une période d’expansion impériale suivant la guerre hispano-américaine. Cette ambition s’inscrit également dans le cadre de la doctrine Monroe, proclamée en 1823, qui affirmait la volonté des États-Unis de repousser toute intervention européenne sur le continent américain. Avec le canal, cette doctrine a pris une dimension proactive, renforçant non seulement la souveraineté régionale américaine, mais aussi sa capacité à s’imposer comme un acteur mondial. Ce projet visait aussi à refléter les ambitions des États-Unis de se positionner comme une puissance mondiale majeure. Le canal devait allier leur pouvoir émergent dans le Pacifique à leurs relations atlantiques traditionnelles, renforçant ainsi leur influence commerciale et militaire.

Sur le plan économique, le canal a également révolutionné le commerce mondial, offrant une voie de transit entre les océans Atlantique et Pacifique. Dès les années 1890, Wall Street a soutenu financièrement ce projet monumental. Pourtant, au-delà de l’avancée technologique et des bénéfices économiques, le canal symbolisait la vision des États-Unis comme une puissance bienveillante, se différenciant des impérialismes européens, perçus comme brutaux et colonialistes. Cette image de “puissance altruiste” a toutefois souvent masqué des actes d’imposition et de domination, notamment au Panama, où les États-Unis ont exercé une influence considérable sur la souveraineté du pays pendant près d’un siècle. 

Ce n’est qu’en 1977, sous la présidence de Jimmy Carter, que les États-Unis ont signé les accords Torrijos-Carter, actant le transfert progressif du contrôle du canal au Panama. Ce processus, achevé en 1999, a marqué une nouvelle ère pour le pays, redonnant au Panama la maîtrise de cet ouvrage emblématique. Cependant, même aujourd’hui, le Canal de Panama demeure profondément enraciné dans l’identité nationale américaine, témoignant à la fois de sa quête de puissance et des tensions inhérentes à son histoire impériale.

Mais pourquoi ce canal est-il si important pour Trump? Le Canal de Panama occupe une place centrale dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, permettant à 6% du commerce maritime international de transiter par ses écluses. Chaque année, environ 40% du trafic de conteneurs des États-Unis emprunte cette voie, faisant de ce pays le principal utilisateur du canal. En 2021, plus de 73% des navires y transitant étaient destinés des ports américains ou en provenaient.

Le Canal de Panama demeure, en temps normal, la route la plus rapide pour le commerce entre la côte Est des États-Unis et l’Asie, reliant par exemple New York à Shanghai. Il constitue également une voie essentielle pour les échanges commerciaux entre l’Europe et la côte Ouest des États-Unis, ou encore entre l’Amérique, du Sud et centrale, et l’Asie. Face à cette dépendance cruciale, les déclarations de Donald Trump prennent une tournure alarmante. En critiquant le transfert de souveraineté au Panama, il menace désormais de revendiquer un contrôle total du canal si certains “principes moraux et juridiques” ne sont pas respectés, dénonçant ainsi des tarifs élevés.

Le canal joue un rôle crucial dans le commerce énergétique entre les États-Unis et l’Asie. Les exportations de pétrole brut, de produits raffinés et de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des États-Unis, du Brésil ou du Canada dépendent fortement de cette voie. En particulier, le GNL, dont la quasi-totalité des capacités opérationnelles américaines se trouvent sur les côtes Est et le Golfe, est étroitement lié à l’utilisation du canal. Par ailleurs, le gaz de pétrole liquéfié (GPL), une ressource essentielle pour l’industrie pétrochimique, le chauffage et le carburant, transite également en grande partie par le canal, avec 40% des exportations maritimes mondiales provenant des États-Unis, principalement à destination de l’Asie.

Cependant, les contraintes croissantes sur la capacité du canal à gérer le trafic énergétique ont, avec le temps, réduit son attractivité au profit d’autres routes. Entre 2021 et 2023, les volumes asiatiques moyens de pétrole brut, de produits raffinés et de GNL transitant par le canal ont diminué de 6%, tandis que les flux mensuels de GNL à destination de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan ont chuté de 82%. En parallèle, les volumes transitant par le Cap de Bonne-Espérance, en Afrique du Sud, ont bondi de 472%. Cette redirection vers des routes alternatives engendre des coûts plus élevés pour les cargaisons américaines, tout en augmentant leur empreinte carbone.

Cette évolution a des conséquences profondes sur les ambitions des États-Unis d’utiliser leur commerce énergétique comme levier pour des partenariats stratégiques avec l’Asie. En l’absence d’un plan clair pour résoudre les problèmes de capacité du canal ou proposer des alternatives fiables pour les cargaisons vers l’ouest, l’administration Trump se heurte à des limites dans sa capacité à intégrer le commerce énergétique à sa diplomatie asiatique. Ainsi, les limitations du Canal de Panama, longtemps perçues comme des contraintes logistiques, se sont transformées en une préoccupation stratégique majeure pour la Maison-Blanche.

Cependant, les préoccupations soulevées ne se limitent pas aux aspects économiques. Elles reflètent des craintes plus larges concernant l’influence grandissante de la Chine dans la région. Depuis que le Panama a reconnu diplomatiquement la Chine, au détriment de Taïwan, en 2017, Pékin a intensifié ses investissements, notamment dans des infrastructures stratégiques à proximité du canal. Ces initiatives suscitent l’inquiétude des États-Unis, particulièrement en raison du contrôle exercé par Hutchison Ports PPC, une société basée à Hong Kong et liée à Pékin, sur les ports de Balboa et de Cristobal, situés aux deux extrémités du canal. Cette emprise confère à la Chine une capacité d’influence notable sur les opérations logistiques essentielles à l’efficacité du canal. 

Elle soulève également des interrogations quant à la neutralité du canal, garantie par le Traité de Neutralité, signé en 1977, qui assure un accès égal à toutes les nations. Les États-Unis redoutent que la Chine, par sa position, puisse orienter ou manipuler les opérations du canal au détriment du commerce américain. Par ailleurs, des préoccupations sécuritaires émergent quant à l’éventuelle implantation de technologies de surveillance chinoises au sein des infrastructures du canal, susceptibles de permettre un espionnage des mouvements navals et commerciaux américains. Une telle intrusion représenterait un risque stratégique majeur, offrant à la Chine des informations cruciales sur la logistique et les opérations militaires des États-Unis. 

Si Trump envisage de réclamer le canal, il devra néanmoins faire face à des obstacles juridiques et diplomatiques de taille. Le traité de Neutralité, dépourvu de limite temporelle, engage les États-Unis à respecter la souveraineté panaméenne et la neutralité du canal. Toute tentative de reprendre le contrôle par la force constituerait une violation flagrante du droit international, compromettant gravement les relations américaines avec l’Amérique latine. Depuis la rétrocession, le Panama a géré le canal avec succès, notamment en doublant sa capacité grâce à une expansion majeure achevée en 2016, permettant l’accueil de navires de plus grande taille. Pourtant, les déclarations de Trump mettent en lumière l’importance stratégique persistante de cette voie maritime pour les intérêts américains.

Une possible résolution de ce litige diplomatique pourrait résider dans l’élaboration d’une voie commune, impliquant potentiellement des discussions approfondies sur les droits de transit et les tarifs des enchères, ainsi que l’exploration de nouvelles opportunités d’investissement américain dans les opérations directement ou indirectement liées au canal. Dans cette optique, les États-Unis pourraient mobiliser les instruments de leur appareil bureaucratique, notamment le financement par la US International Development Finance Corporation (DFC), pour soutenir et encourager les entreprises américaines à renforcer leur investissement dans le canal. Une telle stratégie permettrait non seulement de rétablir une présence américaine accrue, mais également de consolider les intérêts économiques et stratégiques des États-Unis dans l’avenir de cette infrastructure vitale, tout en respectant la souveraineté du Panama sur le canal.

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