Le ballet diplomatique que connaît la capitale syrienne depuis la chute du régime de Bachar el-Assad porte à croire que quelque chose se prépare au niveau stratégique à travers les acteurs en place. D’autant plus que l’émir du Qatar, Cheikh Tamim ben Hamad Al-Thani, a effectué jeudi une visite officielle à Damas, où il a été accueilli par le président syrien de transition, Ahmad el-Chareh. Il s’agit ainsi du premier chef d'État à se rendre en Syrie depuis l'éviction du dictateur, et ce, après 13 ans de divorce entre Doha et Damas. Lors de sa visite à la capitale syrienne, il y a deux semaines, le Premier ministre qatari s'est engagé à soutenir la reconstruction des infrastructures syriennes, dévastées par près de 14 ans de guerre civile.
Le Qatar a été précédé par la Russie qui a envoyé, mercredi, deux hauts responsables qui se sont entretenus avec des dirigeants du nouveau pouvoir. Une première depuis la chute, en décembre, du dictateur syrien, allié du Kremlin. Moscou qui a considérablement réduit sa présence militaire en Syrie ces dernières années, priorisant le conflit en Ukraine, souhaite conserver sa base à Hmeimim, après avoir évacué celle de Tartous à la suite de la chute d’Assad.
De son côté, le chef de la diplomatie saoudienne, Fayçal ben Farhane, a rencontré le nouveau dirigeant syrien vendredi dernier. M. El”Chareh a exprimé son souhait de voir "le royaume ouvrir un nouveau chapitre dans sa relation avec la Syrie”, espérant “son aide pour la reconstruction de son pays dévasté par la guerre”.
La commissaire européenne chargée de l'aide humanitaire d'urgence, Hadja Lahbib, qui s’est rendue à Damas le 17 janvier, avait déclaré à des journalistes “espérer voir un gouvernement inclusif qui intègre toute la diversité de la société syrienne”. C’est pour le même motif que le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, et son homologue allemande, Annalena Baerbock, ont rencontré le nouveau dirigeant syrien le 3 janvier. Lundi, les 27 États membres de l’Union européenne se sont accordés sur une “feuille de route” visant à assouplir progressivement les sanctions imposées sous l’ancien régime. Les européens veulent également empêcher les flux migratoires vers leurs territoires.
Autre acteur clé en Syrie, lequel a, en quelque sorte, orchestré la chute du régime: la Turquie. Celle-ci a emboîté le pas aux autres en envoyant son ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, le 22 décembre, alors que le chef des services de renseignements turcs, Ibrahim Kalin, s'était rendu dans la capitale syrienne quatre jours seulement après que les rebelles se furent emparés du pouvoir. Ankara insiste surtout sur le règlement de la question kurde.
Pour sa part, le Premier ministre sortant libanais, Najib Mikati, a été reçu le 10 janvier par le nouveau dirigeant syrien. Une première depuis le déclenchement du conflit, en 2011. Le pays du Cèdre souhaite enfin une coopération saine avec son voisin syrien, dans le respect mutuel de la souveraineté de deux nations. Le Liban veut surtout contrôler ses frontières et régler le dossier du million et demi environ de déplacés syriens présents sur son territoire depuis le déclenchement du conflit, en 2011.
Aide économique et sanctions
Contacté par Ici Beyrouth, David Rigoulet-Roze, chercheur spécialiste du Moyen-Orient associé à l’IRIS, souligne qu’il s’agit de "visites sérieuses d’interlocuteurs qui vont être importants par la suite” dans le cadre “d’une transition complexe” qui s’opère en Syrie, "notamment par rapport à la problématique de la levée des sanctions". "Ces visites sont importantes, car elles apportent une caution conditionnalisée à la nouvelle gouvernance”, ajoute M. Rigoulet-Roze.
Selon Fabrice Balanche, maître de conférences à l'Université Lyon II et spécialiste de la Syrie, contacté par Ici Beyrouth, “l’aide économique au nouveau pouvoir, notamment des pays du Golfe, en vue de la reconstruction, sera conditionnée par une levée des sanctions sur HTS”, le groupe islamiste radical Hay'at Tahrir el-Sham, dont le nouveau dirigeant syrien était auparavant le chef militaire. “Cette aide se limiterait à quelques millions de dollars tant que le feu vert de Washington n’a pas été donné”, selon M. Balanche, qui ajoute dans ce sens que “la levée des sanctions sur HTS serait également tributaire du retrait des bases russes de Syrie”. “Cela se ferait soit par la force, soit en douceur par les Russes eux-mêmes, ou alors à l’initiative d’Ahmad el-Chareh, un pragmatique qui négocierait probablement leur retrait de manière discrète”, estime M. Balanche.
Parmi les conditions de base requises par communauté internationale pour une levée des sanctions, la formation d’un gouvernement inclusif et le respect des droits de l’homme. D’ailleurs, le président syrien par intérim a multiplié les signes positifs. Il a promis jeudi de tenir une “conférence de dialogue national”, affirmant vouloir préserver “la paix civile”. Ces engagements nécessitent en réalité d’être traduits.
Par ailleurs, M. Rigoulet-Roze explique “qu’il existe deux types de financement qui ne sont pas équivalents. Les financements d’urgence à caractère humanitaire, qui ont bénéficié d’un assouplissement des sanctions, y compris américaines. En revanche, sur le fond, pour les autres financements liés à la reconstruction sur le moyen et long terme, c’est une autre affaire. Des conditions strictes sont imposées par les Occidentaux pour peser sur le devenir de la gouvernance en Syrie".
La question kurde
Quant à la question des Kurdes dont il est, entre autres, spécialiste, M. Balanche souligne que “ni le président turc, Erdogan, ni le président syrien n’accepteront l’idée de l’établissement d’un État kurde en Syrie, dirigé par des proches du PKK (Parti travailleur du Kurdistan)”. Il rappelle dans ce cadre que “les Kurdes en Irak bénéficient d’un statut d’autonomie que briguent les Kurdes de Syrie. Les peshmergas du gouvernement régional kurde en Irak ne sont pas intégrés à l’armée irakienne et exploitent eux-mêmes leur pétrole local etc.”. Il rappelle à cet égard que “la Turquie (bien que membre de l’Otan) s’est éloignée des États-Unis pour se rapprocher de la Russie en raison du soutien continu de Washington aux Kurdes, alliés fiables sur qui elle s’est appuyée depuis 2014 pour la reprise des villes syriennes de Raqqa et de Deir Ezzor des mains de Daech (État islamique)”. Et M. Balanche d’ajouter: “Le soutien américain aux Kurdes visait principalement à empêcher Assad de récupérer le pétrole dans ces régions et l’Iran et la Russie de gagner complètement”.
Relation pays du Golfe-Turquie
Interrogé par Ici Beyrouth, Riad Kahwaji, analyste en sécurité et défense au Moyen-Orient, basé à Dubaï, et directeur de l’Institut d’analyse militaire du Moyen-Orient et du Golfe (Inegma), souligne qu’il est “dans l’intérêt des acteurs internationaux et régionaux de voir une Syrie stabilisée, ayant d’importantes opportunités économiques”. Il explique que “les Saoudiens, en prenant rapidement l’initiative, tentent de mobiliser d’autres acteurs arabes dans leur giron, tels que les Émirats et les Égyptiens, dans le but de limiter l’influence des Turcs qui tentent de s’imposer et de combler le vide crée par le retrait iranien”.
Par ailleurs, les pays du Golfe ne sont pas tous alignés sur la même politique vis-à-vis de la Turquie. M. Balanche explique dans son entretien avec Ici Beyrouth que “Ankara est l’alliée du Qatar par rapport à un axe Émirats-Arabie saoudite”.
La visite de l’émir du Qatar n’est pas anodine. Selon M. Kahwaji, “les Qataris ont beaucoup à gagner de leur retour en Syrie. Ils ont un rôle crucial à jouer auprès des Turcs”. Il a ajouté qu’ “au nombre des projets potentiels, on parle de la construction d’un gazoduc qatari-turc qui alimentera l’Europe en passant par la Syrie”. Le directeur d’Inegma souligne toutefois que “des efforts sont actuellement déployés en vue d’une levée des sanctions sur HTS”, estimant que “le nouveau gouvernement s’engagerait dans cette voie dans les prochains mois”.
Parallèlement, un acteur surveille avec prudence les moindres développements en Syrie, Israël. Le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, a annoncé mardi que les troupes israéliennes resteraient “au sommet du mont Hermon et dans la zone de sécurité pendant une période indéterminée pour garantir la sécurité des localités du plateau du Golan, du Nord et de tous les citoyens de l'État d'Israël”.
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