En janvier 2025, un incendie dévastateur a ravagé la maison des Schoenberg à Pacific Palisades, à Los Angeles, réduisant en cendres plusieurs milliers de partitions d’Arnold Schoenberg, figure musicale majeure du XXe siècle. À travers une analyse approfondie et un entretien exclusif avec Larry Schoenberg, fils du compositeur, cet article explore l'héritage musical de ce révolutionnaire et les répercussions de cette perte sur la transmission de son œuvre.
Janvier 2025. La scène semblait irréelle. Un incendie dévastateur a ravagé le quartier de Pacific Palisades à Los Angeles, emportant avec lui tout sur son passage, y compris un pilier majeur de l’histoire musicale. C’est là, dans la maison de la famille Schoenberg, que Belmont Music Publishing conservait l’un des plus grands trésors de la musique d’art occidentale moderne: les partitions d’Arnold Schoenberg (Vienne, 1874 – Los Angeles, 1951). Compositeur autrichien, naturalisé américain en 1933, il est l'une des figures les plus influentes de la musique du XXe siècle, notamment pour son rôle fondateur dans le développement de la musique atonale et de la technique du dodécaphonisme, une méthode de composition basée sur l'utilisation d'une série de douze sons distincts, sans hiérarchie tonale traditionnelle.
La maison Schoenberg, véritable centre névralgique de l’héritage musical du compositeur, avait brûlé en quelques heures. Plus de 100.000 partitions, qui avaient nourri la pratique des orchestres et des musiciens du monde entier, ont été réduites en cendres. Bien que les manuscrits originaux des œuvres aient été préservés, ce n'était pas moins qu'une catastrophe pour la transmission vivante de sa musique. Ces partitions, empruntées et partagées par des orchestres de toutes tailles, étaient essentielles à l'interprétation de ses compositions avant-gardistes. “Les manuscrits d'Arnold Schoenberg n'ont pas été affectés par la catastrophe incendiaire. Son patrimoine est conservé au Schoenberg Center de Vienne depuis 1998. En 2024, nous avons également reçu ses peintures et dessins en donation de la part de la famille Schoenberg”, précise un des responsables du département viennois pour Ici Beyrouth.
Pour de nombreux musiciens, ces partitions étaient la porte d’entrée vers un univers sonore qui, avant Schoenberg, était inaccessible. Le directeur de l’American Symphony Orchestra, Leon Botstein, avait aussitôt réagi en qualifiant ces partitions de “ressource indispensable”. Alors qui est ce révolutionnaire (incompris) du XXe siècle?
Schisme musical
Arnold Schoenberg est un compositeur et théoricien dont l'approche radicale de la musique a bouleversé les normes établies de son époque et désormais la nôtre. Tout au long de sa carrière, il a remis en question le système tonal et l'harmonie classique, développés principalement par Jean-Philippe Rameau (1683-1764) et Jean-Sébastien Bach (1685-1750), qui dominaient la musique d’art occidentale depuis deux siècles. Ainsi, plutôt que de suivre une évolution linéaire de la tonalité, il a choisi de s’en affranchir, en jetant les bases de l’atonalité, fondant ainsi la Seconde école de Vienne. Cette approche a abouti à un moment de rupture nette avec les conventions séculaires. Un schisme, tout carrément. Il est pour la musique ce que Marcel Duchamp (1887-1968) est pour l'art visuel. “Son héritage est désormais établi, indique Lawrence Adam (surnommé Larry) Schoenberg, fils du compositeur, dans un entretien exclusif accordé à Ici Beyrouth. À long terme, il s’agit de son innovation, sa détermination et sa persévérance à suivre ce qu'il considérait comme nécessaire pour ce qu'il aurait vu comme un progrès dans l'évolution de la musique. Son influence, à travers ses compositions et ses écrits, est évidente dans tout le spectre musical, de la musique populaire et du jazz à la musique classique.”
Arnold Schoenberg à la Funkstunde A. G. à Berlin en 1926. ©️ Centre Arnold Schoenberg à Vienne
Transition stylistique
Son œuvre s’inscrit dans un contexte historique de transition stylistique, marquée par le passage du romantisme tardif à une esthétique musicale totalement avant-gardiste. Schoenberg commence sa carrière dans le cadre de la tradition tonale, mais très tôt, il développe une approche de plus en plus expérimentale. Dans ses premières compositions, comme le Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée, 1899), on retrouve encore des traces de l'influence de Richard Wagner (1813-1883) et Johannes Brahms (1833-1897), mais il introduit également des éléments de dissonance qui marquent un tournant dans sa pensée musicale. C'est au début du XXe siècle qu’il abandonne la tonalité, expérimentant l'atonalité, un système qui n'a pas de centre tonal défini et où les règles harmoniques classiques sont systématiquement remises en cause. La véritable révolution de Schoenberg intervient avec l'élaboration de la méthode du dodécaphonisme, une technique composée de douze notes qui se trouvent toutes sur un pied d'égalité. Et ce contrairement à la musique tonale, qui repose sur des accords et des harmonies centrés autour d'une note fondamentale, appelée tonique.
“Lorsqu'il rencontrait un problème, il l'identifiait puis poursuivait ses recherches jusqu'à ce qu'il trouve, découvre ou invente une solution, explique Larry Schoenberg, qui vient de souffler ses 84 bougies. On peut appliquer cela à ses techniques de reliure, à sa solution pour une intersection de véhicules à quatre voies, à son dispositif automatique pour arroser les plantes, ainsi qu'à nos vies quotidiennes, comme la manière de préparer la nourriture pour ses enfants. Bien sûr, c'est exactement ainsi qu'il a fait évoluer sa composition à douze tons, chaque ton étant lié uniquement aux autres.” Cette méthode a permis à la musique de se libérer de la tonalité tout en conservant une certaine cohérence formelle et structurelle. Sa Suite pour piano, op. 25 (1921-1923), un recueil de cinq pièces pour piano, est le premier opus intégralement dodécaphonique du compositeur.
Arnold Schoenberg en 1922. ©️ Centre Arnold Schoenberg à Vienne.
“Musique dégénérée”
Outre sa carrière de compositeur, Schoenberg fut également un théoricien prolifique, ayant exercé une influence profonde sur l’évolution de la musique moderne, tant par ses compositions que par ses écrits. Dans son Harmonielehre (Traité d’harmonie, 1911), il développe des idées novatrices sur l'harmonie et l'organisation musicale, qui deviendront des principes essentiels dans la pensée musicale du XXe siècle. Sa transition vers les États-Unis, à la suite de la montée du nazisme, marque un tournant important dans sa carrière, où il continue de développer ses idées musicales tout en s’engageant dans l’enseignement et la formation de jeunes compositeurs, parmi lesquels on retrouve des figures importantes, dont John Cage (1912-1992). L'influence de Schoenberg reste déterminante dans les écoles de composition du XXe siècle, malgré la diversité des approches qui ont émergé après lui, du minimalisme à la musique sérielle.
Pendant le Troisième Reich, la musique de Schoenberg fut qualifiée de “musique dégénérée”. Les nazis, qui avaient une vision très conservatrice et nationaliste de la culture, rejetaient les formes musicales modernes, considérées comme étrangères, décadentes ou même subversives. Le terme “musique dégénérée” (“Entartete Musik” en allemand) a été utilisé par le régime de Hitler pour décrire une musique qu'il percevait comme déviant des normes classiques et traditionnelles. Cette vision perdure encore aujourd’hui, où de nombreux musicologues, critiques et compositeurs considèrent cet atonalisme comme une forme de suicide de l'art occidental. Ils expliquent que cette “évolution inexorable” qui s’est accélérée, dès la fin du XIXe siècle, ne devait pas fatalement aboutir à de telles ruptures.
Mais qu’en pense le fier héritier de Schoenberg? “Comme le dirait le célèbre philosophe autrichien Gustav Schneider, ‘les opinions différentes varient’. Certaines personnes aiment Donald Trump, d'autres beaucoup moins. Je pense qu'il [Arnold Schoenberg] aurait soit ignoré cela, soit plus probablement réagi de manière très ferme avec une explication détaillée basée sur son concept de l'évolution de la musique”, répond-il avec courtoisie.
Arnold Schoenberg avec son ami et mentor Alexander Zemlinsky à Prague en 1917. ©️ Centre Arnold Schoenberg à Vienne.
Temps difficiles
Visiblement bouleversé, l'octogénaire exprime sans détour son émotion face au tragique événement survenu à la suite de l'incendie dévastateur qui a ravagé sa maison. Qualifiant cette épreuve de “temps difficiles”, il insiste toutefois que “la perte des matériaux à Belmont Music et la destruction de la maison ne changeront en rien la manière dont les œuvres de mon père seront interprétées”. Son fils, Arnie Schoenberg, déclare, quant à lui, à Ici Beyrouth: “Au départ, nous étions tous très optimistes, mais le choc commence à se faire de plus en plus sentir.” Belmont Music Publishing, une maison d’édition consacrée à l’œuvre du compositeur autrichien, avait numérisé une grande partie de son catalogue, mais certaines copies numériques, stockées uniquement sur les ordinateurs du local, ont été perdues dans l'incendie. “Cela nécessite désormais une nouvelle numérisation. Nous sommes en train de reconstruire Belmont en tant qu’éditeur principalement numérique et nous espérons pouvoir proposer à nouveau des copies imprimées dès que possible”, ajoute-t-il.
Au-delà de la perte économique pour Belmont, certaines partitions de location comprenaient des annotations faites au fil des décennies par de grands orchestres et ces informations sont désormais perdues à jamais. Une quantité impressionnante des documents de Schoenberg est conservée au Centre Arnold Schoenberg de Vienne, mais des objets intimement liés au compositeur ont été perdus dans l'incendie, comme un coupe-papier qu’il possédait et un tabouret qu’il avait fabriqué. Ces objets faisaient partie d'un bureau en fonctionnement continu jusqu'à l'incendie. “Le flexatone original de Schoenberg a été perdu, entre autres, dans l'incendie”, déplore le petit-fils du compositeur.
Malgré les cendres, l'œuvre de Schoenberg continue de brûler dans les esprits de ceux qui chérissent sa musique, indestructible et éternelle.
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