De la composition générale aux plus petites vignettes marginales, en passant par la physionomie des apôtres, le Codex Rabulensis a codifié les modèles de l’imagerie chrétienne et défini ses canons iconographiques.
Le Codex Rabulensis, manuscrit syriaque maronite de l’an 586, a mis en place, ou codifié, des modèles de composition et de représentation qui seront respectés jusque dans la Renaissance. Il tire son importance non seulement de sa date précise qui sert de référence pour les autres manuscrits chrétiens, mais il établit également les canons iconographiques du monde chrétien.
La physionomie
Ce manuscrit a défini la physionomie des apôtres que nous retrouverons au Moyen Âge, dans les églises du Liban et à travers le monde chrétien. Marc et Luc sont peints dans la force de l'âge, Matthieu est un vieillard, écrit Jules Leroy. Le Rabulensis se trouve ainsi être le plus ancien témoin d'une iconographie qui se perpétuera au X° siècle, dans l'art de l'Arménie et de la Géorgie, sa voisine.
Au Liban du XII° siècle, à Saint-Théodore de Béhdidét, nous retrouvons encore Marc dans la force de l'âge et Matthieu en vieillard. Tous deux sont encadrés par des arcs sur colonnes et ont leurs noms inscrits en syriaque vertical dans leurs nimbes. Les apôtres peints dans cette église sont nimbés et confèrent un air hiératique chrétien. Cependant, dans le Codex de Rabula, certains personnages assis conservent des postures classiques héritées de l’Antiquité romaine.
Ainsi, dans ce manuscrit, il y a une juxtaposition des mondes chrétien et païen. Nous y trouvons des personnages de facture chrétienne alors que d’autres, vêtus de la toge romaine, conservent une attitude païenne évidente. À côté de cela, nous observons une révolution artistique qui bannit la troisième dimension pour intégrer un monde spirituel bidimensionnel et intemporel. Et conformément aux valeurs du christianisme, l’héritage du passé, loin d’être aboli, est récupéré pour être chargé de valeurs nouvelles.
La symbolique
La symbolique chrétienne est extrêmement riche et fait appel à un vaste répertoire iconographique inspiré du monde païen. C’est une profusion d’images animales et végétales qui représentent la vie du Christ, par un processus de transposition chrétienne de l’ancien symbolisme de la pensée païenne.
C’est ainsi, nous dit Jules Leroy, que le coq constitue une allusion au reniement de saint Pierre selon un procédé d'abréviation qu'on rencontre fréquemment dans les livres arméniens, où la partie est prise pour le tout. La brebis, selon ce même procédé, renvoie au Bon Pasteur. Quant au cerf, soit isolé, soit se désaltérant à une source, il nous ramène au texte du psaume XLI: Comme le cerf altéré brame après l'eau vive, ainsi fait mon âme vers toi.
La colombe est chargée de symboliques diverses. Elle évoque tantôt le Saint-Esprit, tantôt le concept du rafraîchissement spirituel. Ailleurs, elle renvoie encore à l'histoire du déluge (Gen. IX, 8) ou au baptême du Christ (Matth. III, 16). Le thème païen du combat de l'ibis et du serpent est une référence à la victoire du Christ sur les puissances de la mort. Enfin la corbeille de pain ou de fruits est une allusion au culte eucharistique.
Si ces vignettes résument la vie de Jésus et sont en relation avec le texte, les plantes et les volatiles, éparpillés au hasard de la composition, ne respectent pas de réel souci narratif. Cette coutume rappelle la tradition païenne qui se plaisait à décorer les caveaux et les chambres funéraires phéniciennes ou romaines avec des éléments terrestres qui égayent l'atmosphère et y ramènent la vie. Nous verrons la réminiscence de cette coutume dans l'architecture libanaise des XVIII° et XIX° siècles, à la fois dans la sculpture et dans la peinture murale.
Les grandes compositions
En plus des pages de textes en magnifiques caractères estranguélo et des folios des Tables de Concordance, le Rabulensis offre des compositions dignes de l’art des fresques. Elles sont au nombre de sept. Nous y reconnaissons celle de la Vierge (folio 1 V°), l'élection de Mathias (folio 1 R°), Ammonius et Eusèbe (folio 2 R°), l'Ascension (folio 13 V°), la Crucifixion et la Résurrection (folio 13 R°), la Pentecôte (folio 14 V°) et le Christ trônant (folio 14 R°). Là aussi, ces scènes fournissent des données concernant les canons esthétiques de la composition.
Pour l'élection de Mathias (folio 1 R°), nous sommes en présence d'un temple constitué par les éléments naturels, avec le vert pour la terre et l'arc bleu pour le ciel. Cette arche est surmontée d’un fronton porté par de lourdes colonnes contrairement à la légèreté des arcades des Canons de Concordance. Les apôtres, vêtus à la romaine, sans auréoles, sont disposés en cercle avec, auprès de chacun, son nom écrit en syriaque estranguélo vertical comme pour le texte central.
La composition représentant Ammonius et Eusèbe (folio 2 R°), est identique à celle des Canons de Concordance. Elle remplace cependant les arcades géminées par un baldaquin triangulaire, lui aussi flanqué de volatiles: deux magnifiques paons. Ammonius d'Alexandrie se tourne vers la gauche pour discourir avec Eusèbe de Césarée qui porte un rouleau de parchemin. Ces deux personnages sont les premiers à avoir fait des quatre évangiles, un évangéliaire.
Compositions en deux registres
L’illustration du folio 13 R° représente une composition en deux registres, avec la crucifixion en haut et la résurrection en bas. La mise en scène obéit à la symétrie tout en y plaçant des éléments libres et vivants. Dans le registre supérieur, la croix du Christ forme le centre de la composition. Le registre inférieur rappelle, lui, la logique des bandes dessinées. Le sépulcre qui constitue le centre de la symétrie, sépare la peinture en trois scènes: au centre, l'ouverture du sépulcre, à gauche, les Myrrhophores et à droite, l'apparition du Christ ressuscité aux saintes femmes.
Également en deux registres, l'Ascension (folio 13 V°) est l’une des scènes les plus connues du Codex de Rabula, car elle a servi d’exemple pour plusieurs icônes ou fresques maronites modernes. Dans son registre supérieur, le Christ figure dans une mandorle tenue par deux anges et surmontant des ailes de chérubins parsemées d'yeux, et les roues du char d’Ézéchiel. Les ailes laissent apparaître le tétramorphe ou quatre attributs évangéliques: le lion de saint Marc, l'aigle de saint Jean, le taureau de saint Luc et l’homme de saint Matthieu.
Dans le registre inférieur, la composition respecte la symétrie du haut. Marie est au centre, encadrée de deux anges qui s’adressent chacun à un attroupement de personnages. Au premier plan du groupe de droite, nous reconnaissons les traits iconographiques de saint Pierre tandis qu’à gauche, au premier plan, nous devinons saint Paul grâce à son aspect chauve et barbu. Ces détails peuvent sembler insignifiants, ils caractérisent cependant le patrimoine chrétien en général et maronite en particulier. Ils ont traversé les siècles depuis cet an de grâce 586 jusqu’à nos jours, comme preuve d’un héritage vivant qui ne peut plus et ne doit plus être ignoré.
Commentaires