Crimes de guerre, crimes contre l’humanité, utilisation d’armes chimiques contre des civils… les accusations adressées à l’encontre de l’ancien président syrien, Bachar el-Assad, posent aujourd’hui un point d’interrogation, notamment au lendemain de la chute de son régime, le 8 décembre dernier: pourra-t-il être traduit en justice? Dans un tel cas, selon quel(s) mécanisme(s) juridique(s)? Quid du statut dont il bénéficie en Russie?
En théorie, plusieurs mécanismes ouvrent la voie à la possibilité de conduire Bachar el-Assad devant les tribunaux.
Primo, la Cour pénale internationale (CPI). Organisme international compétent pour juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides, la Cour n’a toutefois pas de compétence automatique pour les crimes commis sur le territoire syrien. Pourquoi? Parce que la Syrie n’a pas ratifié le Statut de Rome, qui est le traité fondateur de la CPI. Une alternative serait que le Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) saisisse la CPI pour enquêter sur ces crimes. Or, un autre problème se pose à ce niveau. La Russie et la Chine, membres permanents du Conseil de sécurité, ont régulièrement opposé leur veto à toute résolution visant à sanctionner ou poursuivre le régime syrien. Cette protection bloque par conséquent, pour l’instant, tout recours à la CPI.
“Sur le plan international, même si la CPI n’est pas en principe compétente (pour les raisons susmentionnées, ndlr), il y a certainement la possibilité d’étudier le cas du Myanmar”, souligne le professeur Eric Canal-Forgues Alter, agrégé de droit public, professeur de droit international public et diplomatie, ancien fonctionnaire des Nations Unies et doyen de la Anwar Gargash Diplomatic Academy (Abu Dhabi). “Confronté à un défi similaire au Myanmar, le procureur de la CPI a axé son raisonnement sur l’expulsion forcée et massive, vers le Bangladesh (pays représenté à la CPI), des Rohingyas (un groupe ethnique minoritaire et discriminé, de religion musulmane, ndlr) par l’armée du Myanmar”, poursuit-il, avant d’ajouter: “Aujourd’hui, le procureur de l’instance juridique internationale cherche à obtenir un mandat d’arrêt contre le chef de la junte du Myanmar. Un argument similaire pourrait permettre d’affirmer la juridiction de la CPI sur les hauts responsables syriens, y compris Assad, pour leurs atrocités qui ont poussé des centaines de milliers de Syriens à se rendre en Jordanie qui, elle, a ratifié le Statut de Rome”.
Secundo, un tribunal international ad hoc. Dans ce contexte, un tribunal spécial pourrait être créé par l’ONU, comme cela fut le cas pour l’ex-Yougoslavie (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie – TPIY) ou le Rwanda (Tribunal pénal international pour le Rwanda – TPIR), dans le but d’enquêter spécifiquement sur les crimes en Syrie. Cette option nécessiterait cependant l’approbation du Conseil de sécurité, où les veto russe et chinois restent un obstacle majeur.
Tertio, les juridictions nationales en vertu de la compétence universelle. “Les possibilités d’engager la responsabilité de hauts responsables du régime déchu de Bachar el-Assad, y compris Bachar lui-même – qui ne bénéficie plus de l’immunité attribuée aux chefs d’État depuis qu’il a été renversé pour les atrocités commises en Syrie – existent, mais nécessitent une action résolue de la communauté internationale ou d’États individuellement”, explique le professeur Canal-Forgues Alter. “Cela est déjà le cas, par exemple, en France ainsi que dans d’autres pays européens (l’Allemagne en particulier), en vertu du principe de compétence universelle qui permet à une nation de poursuivre les auteurs des crimes les plus graves, quelle que soit leur nationalité ou le lieu où les faits ont été commis”, précise-t-il. En effet, certains pays, comme l’Allemagne ou la France, appliquent le principe de compétence universelle, ce qui permet à leurs tribunaux de poursuivre des auteurs de crimes graves, même s’ils ont été commis à l’étranger et sans lien direct avec le pays. En 2021, un tribunal allemand a condamné un ancien officier syrien pour crimes contre l’humanité, ouvrant ainsi la voie à d’autres poursuites. Néanmoins, pour que Bachar el-Assad soit jugé dans ce cadre, il faudrait qu’il quitte la Syrie et se rende dans un pays disposé à le poursuivre.
Quarto, un procès en Syrie après un changement de régime. L’écroulement du régime Assad donne désormais lieu à la formation d’un nouveau gouvernement qui pourrait décider de poursuivre l’ancien président devant une juridiction nationale. Selon le professeur Canal-Forgues Alter, “cela est possible dans la mesure où des négociations avec le nouveau régime sont menées concernant leur opportunité et leur faisabilité”. Toutefois, le soutien de ses alliés russe et iranien rendrait cette option hypothétique.
De quel statut bénéficie Bachar el-Assad en Russie?
Principal soutien international de Bachar el-Assad depuis le début de la guerre en Syrie, la Russie a permis au chef d’État déchu, grâce à son intervention militaire en 2015, de reconquérir une grande partie du territoire syrien. Cet appui va au-delà du champ belliqueux, puisque Moscou protège également Assad sur la scène diplomatique, notamment en bloquant toute tentative de poursuite internationale à son encontre.
Aujourd’hui, ce dernier a trouvé refuge chez son homologue russe, Vladimir Poutine. Il bénéficierait du statut de réfugié politique, voire d’une protection spéciale offerte par Moscou en tant qu’allié stratégique. Si la Russie n’a toujours pas reconnu publiquement de plan en ce sens, l’histoire montre que le Kremlin a déjà accueilli d’autres dirigeants déchus (comme l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch en 2014). “Bénéficiant donc de l’asile en Russie qui n’adhère pas à la CPI, il est très peu probable, sinon impossible, d’obtenir qu’Assad soit extradé. Il peut, par ailleurs, toujours être jugé in absentia”, signale le professeur Canal-Forgues Alter, interrogé par Ici Beyrouth.
Le procès de Bachar el-Assad soulève des enjeux fondamentaux pour le droit international et la lutte contre l’impunité. Si le chemin vers la justice semble aujourd’hui semé d’embûches, un tel dessein n’est toutefois pas hors de portée. Il suffit pour cela de rappeler que des dirigeants, autrefois considérés intouchables, ont fini par comparaître devant les tribunaux.
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