Le grand tournant: les Syriens au Liban, entre espoir et impasse
Des réfugiés syriens, qui vivaient au Liban, portent un homme âgé pour traverser la frontière détruite entre les deux pays à Al-Arida, le 9 décembre 2024, afin de retourner dans leur pays d'origine. ©Ibrahim CHALHOUB/AFP

Avec la chute du régime de Bachar el-Assad il y a quelques jours, un nouveau chapitre s’ouvre au Liban, où la présence massive de réfugiés syriens a bouleversé l’équilibre démographique depuis le début du conflit militaire de 2011 en Syrie.

Le Liban a absorbé, à l’époque, un afflux humain considérable, voyant arriver par vagues sur son sol, un nombre de Syriens qui dépasse largement le tiers de sa propre population.

Cet état de fait se retrouve aujourd’hui questionné par la fuite d’Assad et le contrôle de la Syrie par la coalition de groupes d’opposition menés par Hay’at Tahrir el-Cham.

Cependant, entre l’idée abstraite du retour au pays natal et les réalités complexes du terrain, il y a un gouffre (et une frontière). Dans ce nouveau contexte, la question que tous se posent est la suivante: “Que vont-ils faire désormais?”

Un statut juridique fragilisé

Le Liban n’a jamais reconnu aux Syriens le statut de réfugiés, les considérant comme des “déplacés” ou des “migrants” afin d’éviter toute obligation légale d’intégration durable. Ce choix est motivé par des considérations profondes: le Liban n’est pas signataire de la Convention de 1951 sur les réfugiés et n’entend pas le devenir. Le spectre d’une installation prolongée, voire définitive, de populations étrangères sur son sol renvoie immédiatement à la question politico-démographique la plus sensible du pays: l’équilibre communautaire et confessionnel. L’intégration forcée de nouveaux arrivants bouleverserait ce fragile pacte de vie commune, essentiel depuis l’accord de Taëf.

Or, avec la fin du régime Assad, l’argument des risques de persécution immédiate, qui justifiait le maintien des Syriens sur le sol libanais, s’estompe. Du moins, c’est ce que soutiennent certains responsables politiques au Liban. De leur point de vue, il n’existe plus de raison valable pour que les déplacés syriens demeurent et leur retour devrait être prompt. Pourtant, la réalité s’avère plus nuancée. La Syrie reste un champ de ruines morales, économiques et institutionnelles. La chute du régime ne garantit pas un environnement stable ni des conditions de vie dignes, d’autant qu’un grand nombre de Syriens déplacés au Liban s’étaient installés dans le pays pour des raisons non pas politiques mais essentiellement économiques.

Ceux qui songent à rentrer craignent de retrouver un pays sans infrastructures, où l’accès au logement, aux services publics et à la sécurité n’est nullement assuré et de rester sans ressources. L’absence de perspectives claires, combinée au poids des traumatismes passés, dissuade nombre de familles de franchir la frontière.

Un équilibre national en sursis

Pour le Liban, l’enjeu est de taille. Le pacte national qui sous-tend son fonctionnement repose sur un équilibre communautaire confirmé par la Constitution. Toute modification durable de la composition démographique du pays fragilise cette entente tacite.

Mais il n’y a pas que cet aspect. Au cours des dernières années, la présence syrienne s’est étendue, créant des situations de tension dans plusieurs régions: compétition pour les emplois, hausse des loyers, pressions sur les infrastructures déjà dégradées, saturations des écoles et des hôpitaux publics. Sur fond de crise économique et financière, de nombreux Libanais voient dans la poursuite de ce phénomène un danger existentiel, un risque de dilution de l’identité nationale et de déstabilisation interne.

Les appels à un retour volontaire, mais rapide, des Syriens se multiplient. Des personnalités politiques libanaises insistent sur la nécessité de mettre un terme à cette situation, arguant que le retrait de la cause première de l’exil – le régime Assad – devrait faciliter le retour et ôte à la communauté internationale, notamment l’ONU, l’argument sécuritaire avancé pour contraindre le Liban à les maintenir sur son sol.

Le ministre de l’Intérieur par intérim, des parlementaires et des chefs de parti s’accordent sur un point: la présence prolongée de populations syriennes représente une bombe à retardement pour le Liban. Ils redoutent que la pérennisation de la présence syrienne, même involontaire, ne conduise à de nouveaux conflits intercommunautaires, susceptibles de faire vaciller davantage un État déjà en pleine débâcle.

Entre espoir et crainte pour les Syriens

Face à cela, les Syriens installés au Liban oscillent entre espoir et crainte. L’espoir, c’est celui de retrouver un pays apaisé, reconstruit, où les violences auraient cessé et où il est possible de bénéficier d’une certaine sécurité financière. C’est le rêve, pour certains exilés de longue date, de revoir des paysages familiers, de tenter de reconstruire une maison laissée en ruines, de renouer avec des proches perdus de vue. C’est aussi la perspective de sortir d’un statut indéterminé, parfois humiliant, de “déplacé” ne jouissant que de droits limités.

Mais la crainte est tout aussi forte. La Syrie post-Assad demeure une inconnue. La population déplacée redoute d’être piégée entre de nouvelles lignes de fracture, de retomber dans l’insécurité, de perdre le modeste équilibre trouvé au Liban, si elle prend hâtivement la décision de rentrer. L’absence de garanties d’un processus politique clair, d’une véritable réconciliation, d’un programme de reconstruction encadré, rend, pour le moment, le retour périlleux. Certains craignent également d’être instrumentalisés, d’entrer dans un jeu plus vaste qui les dépasse, où la décision de partir ou de rester ne leur appartient pas vraiment.

Une impasse politique?

Entre la volonté affichée des autorités libanaises de se délester d’une lourde charge et l’impossibilité, pour nombre de Syriens, de retrouver à l’heure actuelle, un foyer sûr et fonctionnel, la situation s’apparente à une impasse. Le Liban, toujours en quête d’une stratégie cohérente, manque de moyens, d’institutions solides et de consensus pour gérer cette question. La classe politique peine à définir une feuille de route rationnelle et à distinguer la résolution de ce problème complexe des surenchères politiques internes. Sans véritable médiation ni soutien encadré, sans mesures d’accompagnement, la question du retour syrien risque de devenir un facteur de discorde supplémentaire, voire un motif de conflit latent.

Le changement de cap en Syrie constitue un tournant historique. La raison initiale de l’exil – le régime Assad – s’est effondrée, créant un nouveau paysage politique dont les contours ne sont toujours pas bien définis. De ce fait, ce tournant ne se traduit pas en opportunité concrète. Pour le Liban, c’est le moment de repenser la gestion de la présence syrienne, sans céder ni à la démagogie ni à la panique. Pour les Syriens, c’est un appel à réfléchir, à évaluer les risques et à envisager leur avenir avec lucidité.

 

 

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