Victor Ambros, du scepticisme au prix Nobel
Victor Ambros, codécouvreur des microARN et colauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine 2024 ©Ici Beyrouth

Comme chaque année, la cérémonie de remise des prix Nobel se déroule le 10 décembre à Stockholm et à Oslo, rendant hommage à ceux qui, conformément aux dernières volontés d'Alfred Nobel, œuvrent pour le progrès de l'humanité. À cette occasion, Ici Beyrouth met en lumière la découverte révolutionnaire des microARN, à travers un entretien exclusif avec Victor Ambros, colauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine 2024 pour cette avancée majeure.

“Tous mes biens réalisables restants doivent être répartis comme suit: le capital, converti en titres sûrs par mes exécuteurs testamentaires, devra constituer un fonds, dont les intérêts seront distribués chaque année sous forme de prix aux individus qui, au cours de l'année écoulée, auront apporté le plus grand bien à l'humanité.” Telles furent les dernières volontés d'Alfred Nobel, consignées dans son testament rédigé à Paris le 27 novembre 1895. Il mourut le 10 décembre 1896, et depuis lors, la cérémonie de remise des prix Nobel se déroule chaque année à cette date, en hommage à ce philanthrope animé par un désir profond de faire progresser la condition humaine.

Aujourd'hui, alors que tous les regards se tournent vers Stockholm pour célébrer les nouveaux nobélisés, Ici Beyrouth se penche sur l'une des découvertes majeures qui a bouleversé notre compréhension de la génétique moléculaire, et plus généralement du fonctionnement de l’organisme humain: celle des microARN. Et c'est précisément avec Victor Ambros, codécouvreur des microARN et colauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine 2024, que nous revivons cette avancée scientifique capitale.

Molécules non codantes

Afin de mieux saisir la portée de cette découverte, il convient de définir certaines notions biologiques fondamentales. L'information génétique est codée dans l'ADN (acide désoxyribonucléique), une molécule située dans le noyau des cellules, qui contient les instructions nécessaires au développement et au fonctionnement de l'organisme. L'ADN est transcrit en ARN (acide ribonucléique), une molécule servant de messager pour transférer cette information vers le cytoplasme, le liquide intracellulaire qui entoure le noyau, où se déroulent de nombreuses réactions biochimiques. L’ARN ainsi produit est ensuite traduit en protéines, lesquelles accomplissent divers rôles structuraux et fonctionnels dans la cellule. Ainsi se formulaient les principes de base de la génétique moléculaire, tels qu'ils étaient compris jusqu'au début des années 1990. Mais cela allait bientôt changer…

En 1993, alors que Victor Ambros, en collaboration avec Rosalind Lee et Rhonda Feinbaum, tous chercheurs à l’Université de Harvard, menait des recherches sur Caenorhabditis elegans (ou C. elegans), un ver de moins d’un millimètre de long, souvent utilisé comme modèle expérimental, il se trouve confronté à un résultat pour le moins inattendu. Il étudiait un gène, nommé lin-4, qui, selon les études publiées par Chalfie et al en 1981, et Ambros et Horvitz en 1987, intervient dans le développement larvaire de l’animal. Mais, à sa grande surprise, lin-4 ne code pas pour une protéine, contrairement à la majorité des gènes, mais produit uniquement… un petit morceau d’ARN. Ce dernier est, cependant, capable de réguler l'expression d'un autre gène, nommé lin-14, en se liant spécifiquement à son ARN. Du jamais-vu! Ces résultats, publiés le 2 décembre dans Cell, bouleversent les paradigmes établis et deviennent rapidement le catalyseur d'une révolution scientifique.

Les auteurs de l’étude en concluent: “Le gène lin-4 pourrait représenter une nouvelle classe de gènes régulateurs du développement, produisant de petits ARN antisens. Toutefois, ces gènes pourraient être difficiles à identifier à l’aide des méthodes génétiques conventionnelles”. Quelques années plus tard, une autre équipe dirigée par Gary Ruvkun, colauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine 2024, démontre la présence d’un autre gène, nommé let-7, toujours chez C. elegans, qui partage des caractéristiques similaires avec lin-4. Ces découvertes aboutiront à l'introduction du terme microARN pour désigner ce type d'ARN régulateur.

Scepticisme sain

“Les microARN sont une forme de petits ARN régulateurs qui permettent à certaines parties du génome de réguler le flux d'information génétique provenant d'autres parties du génome par complémentarité d'acides nucléiques (c’est-à-dire les éléments constitutifs des gènes, formant l'ADN et l'ARN, qui contiennent l'information génétique, ndlr), précise le professeur Victor Ambros lors d’un entretien exclusif avec Ici Beyrouth. Leur découverte était inattendue, car il n'y avait aucune raison particulière de prédire l'existence de petits ARN régulateurs capables de contrôler l'expression de gènes après la transcription.” Cependant, après de nombreuses études visant à élucider la fonction de ces molécules clés chez différentes espèces de plantes et d’animaux, il est devenu évident que les microARN jouent un rôle de régulation génique supplémentaire, distinct de celui exercé au niveau de la transcription. “Cela permet donc aux réseaux de régulation des gènes d'être hautement connectés et coordonnés, offrant ainsi aux cellules un potentiel accru de complexité et des réponses plus robustes face au stress”, précise le lauréat du prix Nobel.

Or, l'idée qu'un ARN puisse exercer une fonction aussi complexe que celle de réguler l'expression génétique, sans produire de protéine, paraissait non seulement improbable, mais aussi contre-intuitive pour de nombreux scientifiques de l'époque. Cela était vrai, à commencer par Ambros lui-même. “J'ai réagi au résultat initial avec ce que j'appellerais un scepticisme sain, raconte le chercheur américain. J'étais préoccupé par le fait que nous ayons pu manquer quelque chose, comme un très court cadre de lecture ouvert (c’est-à-dire une séquence d'ADN ou d'ARN susceptible d'être traduite en une protéine, ndlr) codant un peptide de petite taille et non conventionnel.” Il poursuit: “Nous avons donc pris des mesures pour écarter expérimentalement ces autres possibilités avant de faire état de l'ARN non codant de lin-4. Par la suite, nous n'avons rencontré aucun scepticisme au sein de la communauté, car nous avions mené un travail rigoureux pour éliminer les hypothèses alternatives.”

Perspectives thérapeutiques

Durant les deux dernières décennies, les études ont révélé que les microARN sont impliqués dans des processus biologiques majeurs, tels que le développement cellulaire, la réponse au stress, le vieillissement et la cancérogenèse, un domaine où leur rôle est particulièrement prononcé. En tant que régulateurs clés de l'expression génique, ces molécules pourraient offrir des perspectives thérapeutiques prometteuses pour le traitement des cancers, des maladies neurodégénératives et cardiovasculaires, ainsi que pour la régénération de tissus endommagés. Cependant, elles en sont encore à un stade de développement préliminaire. “Je ne suis pas un expert en développement thérapeutique, et je ne comprends donc pas vraiment, d'un point de vue professionnel, pourquoi les thérapies basées sur les microARN ne se sont pas développées aussi rapidement qu'on pourrait l'espérer”, confie Victor Ambros.

En effet, pour que les microARN intègrent l'arsenal thérapeutique, il sera indispensable de résoudre plusieurs problématiques complexes. “Dans ce contexte, le défi particulièrement difficile réside dans l'acheminement ciblé des oligonucléotides thérapeutiques (c’est-à-dire les microARN en question, ndlr) vers les organes et types cellulaires ciblés”, note-t-il, avant d'ajouter: “Il me semble que des avancées significatives sont en cours pour surmonter ces défis liés à la livraison, ce qui pourrait conduire à l'émergence rapide de thérapies basées sur l'inhibition ou la supplémentation des microARN, notamment dans le domaine des traitements anticancéreux.”

Obstacles éthiques

L'application de la thérapie génique, visant à corriger des mutations génétiques ou à inhiber des gènes pathogènes, constitue une avenue de recherche ambitieuse, bien qu'elle se heurte à des obstacles technologiques et surtout éthiques considérables. À cet égard, le professeur Ambros plaide pour une régulation précise et stricte. “Je pense qu'il est sage pour la communauté scientifique de prêter une attention particulière aux questions éthiques, qui pourraient émerger, liées aux nouvelles technologies et de mener délibérément des discussions ouvertes à ce sujet”, affirme-t-il, sans détour. Selon le biologiste septuagénaire, les scientifiques doivent s'efforcer de parvenir à un consensus éthiquement fondé, qui servirait de base pour éclairer les enjeux et orienter les décideurs publics en conséquence. “Les questions éthiques concernant les nouvelles technologies portent moins sur les dangers – bien que ceux-ci puissent être réels – que sur l'accès aux nouvelles thérapies issues de ces technologies, fait-il remarquer. Le coût des nouvelles thérapies peut être un obstacle majeur à leur accessibilité. Il serait donc nécessaire de consacrer davantage d'attention à l'ingénierie de l'accessibilité.”

Philosophie scientifique

Lorsqu'un chercheur réalise une avancée révolutionnaire, s'attend-il à recevoir un jour le prix Nobel? Le nouveau nobélisé partage sa propre philosophie: “Je ne pense pas qu'il soit conseillé de viser le prix Nobel, ou de s'y attendre après avoir fait une découverte. Une telle approche de la science ne ferait que mener à la déception. Cela dit, on ne sait jamais. Il peut s'écouler un temps relativement long avant que certaines découvertes ne révèlent leur véritable importance. Je n'ai certainement pas anticipé cette distinction, mais après coup, j'ai compris la logique du comité Nobel.” Finalement, Victor Ambros livre ses réflexions sur l’approche que tout chercheur se doit d’adopter pour repousser les frontières du savoir et ouvrir de nouveaux horizons scientifiques: “Il est essentiel de renforcer sa confiance en soi en saisissant les opportunités suivantes: explorer de nouveaux domaines de recherche, tester différents environnements et approches expérimentales, et collaborer avec des personnes aux parcours, compétences et expertises variés”, insiste-t-il. Et le lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine 2024 conclut: “Il est important d'apprendre à travailler en équipe de manière efficace, à échanger des idées librement et à favoriser la réflexion collective.”

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