L’émigration libanaise: Un jour, tu partiras
©Crédit photo : Nada Raphael
Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, il y a comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de nous reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots récupérer notre territoire. 

Ils sont venus, ils sont (presque) tous là. On les attend tous les étés et ils sont fidèles au rendez-vous. Nos émigrés sont bel et bien partis, mais nos émigrés reviennent chaque année. Respirer l’air de leurs origines, prendre des nouvelles de leurs proches, parcourir inlassablement les chemins de leur village, remplir leurs valises de choses à offrir et de choses à rapporter, ne jamais se rassasier des arômes des grandes tablées locales… Cette année, plus que jamais, on a envie de les prendre dans nos bras. Et d’écouter leurs histoires…

«Parcourez la terre et semez la paix partout.» Sur une tablette découverte lors des fouilles d’Ougarit, on retrouve cette invocation du dieu El à un roi phénicien. Poussés par des envies d’ailleurs, par le besoin d’établir de nouveaux liens commerciaux et d’offrir au monde leur savoir, les Phéniciens ont très vite construit des navires et des passerelles pour embrasser le reste du monde. On parlait alors d’aventures, de déplacements, de conquêtes, mais le mot émigration?

Antoun el-Bechaalani est le premier Libanais identifié en 1854 à avoir quitté Salima, son village natal du caza de Baabda, pour aller s’établir à Boston, ouvrant ainsi la voie à une longue vague d’émigration vers les États-Unis, l’Eldorado d’alors, et les pays d’Amérique du Sud, notamment le Brésil. L’Australie aussi était une destination prisée vers la fin du XIXe siècle avec les premiers Libanais arrivés vers 1878. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, nombreux seront ceux qui choisiront l’exil, poussés par les affres de l’occupation ottomane, l’effondrement de la production de la soie et les affrontements communautaires.

Munis de papiers turcs, les premiers Libanais des Amériques seront appelés les «turcos» et tenteront tant bien que mal de s’intégrer tout en se regroupant pour affronter ensemble les nombreuses difficultés liées à leur déracinement. Ils n’hésiteront pas pour la plupart à faire du porte-à-porte pour vendre des marchandises, renouant avec cette tradition de commerce qui allait si bien à leurs ancêtres. Leurs lettres arriveront après un long périple, faites pour rassurer, ne racontant que le bon et omettant le mauvais. Plus simple sera l’installation en Égypte, où l’élite intellectuelle et journalistique libanaise pourra profiter d’une certaine liberté pour exprimer ses opinions et établir des mouvements d’opposition réclamant l’indépendance du Liban.

Entretemps, les grands paquebots continuent à arracher les Libanais à leur terre, si bien qu’en 1914, près du quart de la population du Mont-Liban avait quitté le Liban. Ce mouvement d’émigration se ralentira un tant soit peu avec la création du Grand Liban et sous le mandat français, mais jamais les Libanais ne renonceront à succomber au chant des sirènes ni ne cesseront de diversifier leurs destinations. Ce sera l’Afrique et les pays du Golfe et, dès 1975, et par vagues liées aux événements, l’Europe et surtout l’Amérique du Nord. Les chiffres dès lors donnent le tournis. Plus de 900.000 durant les divers épisodes de la guerre. Et c’est loin d’être fini.

«Il y a un Libanais sous chaque étoile», dit un proverbe bien de chez nous. Et si la grande particularité des émigrés est de maintenir coûte que coûte des liens privilégiés avec la terre natale et de contribuer, par des envois d'argent réguliers, à renflouer l’économie, on ne peut dénier la formidable adaptabilité et la vitalité de ces expatriés là où ils sont allés. Si les quatrième et cinquième générations ne gardent aucun lien avec leur pays d’origine, certaines traditions sont tout de même maintenues, autant de liens invisibles mais solides, dont notamment les danses folkloriques, le costume national, les plats des villages ou les coutumes sociales et religieuses.

La richesse d’avoir plus de ressortissants à l’étranger que sur leur propre territoire n’a jamais échappé aux Libanais. Qu’ils soient là ou là-bas, les fils du pays ont toujours nourri cette nostalgie idéaliste d’un Liban qui aurait pu exister. Dès 1945, et jusqu’à la guerre, des congrès des Émigrés étaient tenus au Liban chaque été pour tenter d’attirer les enfants prodiges, leurs talents, leurs investissements, leurs richesses et redonner du souffle et de l’énergie au pays. C’était alors la fête dans les villages, les concerts sous les cèdres, les festivals folkloriques, les ruées vers les restaurants ruraux, les excursions aux quatre coins du pays, les élections de Miss Émigrés, les célébrations avec force distribution de médailles et de titres honorifiques, les projets de naturalisation, les tentatives plus ou moins heureuses de faire participer les émigrés à la vie politique et sociale, tout cela avec tambours et trompettes dès l’arrivée de ces héros dans le hall de l’aéroport de Beyrouth.


Il faut dire qu’ils y mettaient du leur, nos expatriés. Si ce n’était pas en venant injecter de l’argent dans leurs villages éloignés en y faisant restaurer les églises et les monuments ou construire de grands et somptueux palais, ils savaient aussi pour la plupart briller à l’étranger. Artistes, cinéastes, écrivains, journalistes, banquiers, commerçants, médecins, hommes politiques, et même Prix Nobel de médecine en la personne de Peter Medawar, un autre proverbe bien de chez nous dira que «lorsqu’un Libanais tombe à la mer, il en ressort avec un poisson dans la bouche». Grâce à notre esprit d’initiative, notre adaptabilité, notre ouverture d’esprit, les success stories sont nombreuses et diverses et «nos oncles d’Amérique» feront souvent parler d’eux dans les chaumières libanaises où se niche toujours dans les coeurs cette envie de partance comme un gène local inamovible.

Partout où ils se trouvent, des monuments, des églises, des rues, arborent haut et grand leurs origines. En Colombie, plus de vingt et une villes ou localités portent le nom d’El Libano. Des jardins «Liban» et «Gebran Khalil Gebran» fleurissent un peu partout sur la planète, et on ne compte plus les églises dédiées à Mar Charbel ou à Mar Maroun. Les associations de Libanais se multiplient avec parfois des clubs sociaux ou sportifs pour réunir les membres. N’oublions pas les restaurants libanais, véritables panacées des nostalgiques et des gourmets. Sur une statue de Cadmos érigée à Mexico City, Saïd Akl a gravé très justement: «…du monde nous sommes des voisins et des frères.»

«Sans émigration nous ne pourrions pas vivre, mais si l’émigration devenait trop importante, nous pourrions en mourir», a écrit Michel Chiha. Combien sont-ils à avoir choisi de partir? Huit millions? Dix millions? Partis depuis trop longtemps, nullement encouragés par les derniers bouleversements, peu reviendront si le Liban en vient à se relever. La dernière fuite des cerveaux a bien de quoi alarmer. Car ce sont les forces vives du pays qui ont fait leurs valises sans oublier d’emporter leur amertume, leur ras-le-bol et leur déception. Et d’expatriés, ils se transformeront en émigrés. Ils reviendront les étés, nous feront sourire un peu, pleurer beaucoup, et repartiront sans regret malgré l’inévitable serrement au cœur. Pour les consoler, on leur dira que «celui qui reste assis est une pierre, celui qui s’en va est un oiseau». Et pour sécher nos larmes, ils nous chanteront le chant de l’émigré: «Ô Dieu, rends-moi au Liban, pour baiser son sol, laisser caresser mes yeux par la brise de ses vallées, et m’endormir sur son herbe.»

Quelques informations surprenantes…
Le premier Libanais né aux États-Unis fut Franck Noah.
Le premier Libanais à acquérir la citoyenneté américaine fut Mitri Quint, en 1874.
Le premier Libanais à acquérir la citoyenneté mexicaine fut Antoine Ktayf, en 1891.
Le premier soldat américain tué à Pearl Harbor fut Georges Ghanem, libanais d’origine.
Le premier émigrant libanais arriva au Mexique en 1882. Originaire de Hasroun, il se fit appeler Don Santiago.
Le premier commerçant à s’établir à New York fut Mansour Charbel.
La première église maronite aux États-Unis fut construite en 1881 à Washington Street.
Le premier bombardier Messerschmitt allemand à être abattu par les Américains fut descendu par le caporal Franck Mahboub.
Hind Naufal, qui a fondé en 1892, à Alexandrie, le magazine féminin al Fatat, fut la première femme journaliste du monde arabe.
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